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Cyberguerre : « En France, la frilosité politique est grande sur les sujets d’influence »

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Dans une étude à paraître ce mardi, deux chercheurs de l’Ifri analysent les stratégies de lutte informationnelle des grandes puissances et appellent les responsables politiques français à s’emparer de la question.

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Etats-Unis, Russie, Chine, France... Selon Laure de Rochegonde et Elie Tenenbaum, chercheurs à l'Institut français des relations internationales et auteurs d'une étude sur la «lutte informationnelle dans le cyberespace», les grandes puissances investissent de plus en plus ce champ, avec des moyens d'action très différents.

Qu'est-ce qui distingue la «lutte informationnelle» de la propagande, presque aussi vieille que la guerre ?

Elie Tenenbaum : Les termes doctrinaux évoluent beaucoup. La propagande est un concept très chargé politiquement. Accepté dans les années 40, il a laissé place en Occident à d'autres termes comme guerre psychologique. Elle-même apparaîtra comme négativement connotée, et sera désignée sous des noms comme «opérations d'information» ou «stratégie d'influence». Au sein de cet ensemble, les classifications occidentales distinguent aujourd'hui les opérations psychologiques, soit la mise en récit d'une information en vue d'obtenir un effet sur l'adversaire, la population ou les forces neutres, et les actions civilo-militaires conduites auprès des populations, qui sont des actions concrètes sur le terrain mais jouent un rôle dans le champ des perceptions. L'ensemble de ces actions doivent être coordonnées dans une stratégie militaire d'influence.

Les changements de termes sont-ils liés aux évolutions technologiques ?

E.T.: Le champ numérique n'est pas qu'un vecteur de plus après la presse écrite, la radio, la télévision, il les englobe. Deux notions coexistent officieusement en France?: la lutte informatique d'influence et la lutte informationnelle dans le cyberespace. Alors que la première renvoie à la transposition de ce qui existait avant dans le champ numérique - opérations d'informations sur les réseaux sociaux par exemple -, la seconde implique une plus grande imbrication avec la lutte informatique offensive, avec une forte dimension technique, en matière de renseignement ou d'infiltration.

Quand on parle de cyberinfluence, on pense naturellement à la Russie. Mais ce n'est pas le seul acteur. Que font les Etats-Unis en la matière ?

Laure de Rochegonde : En 2016, les Etats-Unis ont par exemple lancé «Glowing Symphony», impliquant plusieurs commandements du Pentagone et la NSA. L'opération a commencé par une campagne d'hameçonnage destinée à pénétrer les divers réseaux informatiques de Daech et cartographier les acteurs et leurs habitudes (noms de leurs comptes, horaires de connexion, plateformes favorites). Cette première étape de recueil de renseignement a permis d'insérer des informations détournées ou fausses dans cet écosystème pour perturber le recrutement, les levées de fonds, pour semer le désordre dans la chaîne de commandement, etc. A la fin, tous les serveurs infectés ont été détruits et les capacités de propagande en ligne de l'Etat islamique considérablement affaiblies. Cette opération montre qu'on ne peut pas distinguer la lutte informatique offensive de la lutte informationnelle, que la symbiose est très forte entre manoeuvre technique et influence. Les actions s'étant concentrées dans l'écosystème visé, l'intoxication apparaît comme une «ruse de guerre», tolérée par le droit des conflits armés, contrairement à la désinformation qui vise à induire en erreur le public dans son ensemble.

La Chine a-t-elle investi la lutte informationnelle ?

L.d.R.: La Chine est un régime communiste qui revendique une idéologie officielle. La propagande est omniprésente dans l'administration. Elle a une vraie stratégie d'influence qui s'applique d'abord sur le territoire chinois - dans une définition extensive, incluant aussi bien Hongkong que Taiwan. La logique a d'abord été défensive, Internet étant perçu comme un vecteur de subversion venu d'Occident. Il en a découlé la mise en place d'un Internet souverain.

A partir de là, Pékin s'est progressivement tourné vers l'extérieur, s'appuyant aussi bien sur des organes de presse officiels, que sur des «trolls», commentateurs hyperactifs et virulents en apparence indépendants, mais constituant en vérité «l'armée des 50 centimes» (le montant de leur paie pour chaque intervention sur les réseaux). Il y a aussi des collaborations plus classiques avec l'armée ou les services de renseignement qui utilisent Weibo et WeChat pour des manoeuvres d'intimidation, en particulier à l'encontre de Taiwan.

Enfin, il existe une pointe militarisée de cet ensemble, assurée par la force de soutien stratégique. Créée en 2015, elle est la cinquième branche de l'Armée populaire (après terre, mer, air et missiles) et regroupe les deux piliers de la haute technologie militaire chinoise : l'espace et le cyber. Elle dispose des capacités techniques les plus fortes, comme la NSA américaine ou le GRU russe. Dans l'ensemble, la Chine a aujourd'hui une approche moins agressive et irritante que la Russie par exemple, mais agit plus comme un rouleau compresseur. C'est une manoeuvre de long terme de modelage du cyberespace avec des outils de contrôle et de propagande.

En France, avez-vous identifié des lignes rouges ?

E.T.: L'étude de Graphika [qui a révélé en décembre des opérations de cyberinfluence françaises et russes en Afrique subsaharienne, ndlr] montre que les deux Etats ne font pas la même chose. La France ne s'ingère pas dans les processus politiques, elle respecte le droit des conflits armés et fait la différence entre les ruses de guerre, admises par le droit, et les «perfidies», proscrites?: opérer sous de faux comptes est possible, mais les messages sont très encadrés. Bien sûr, les services spéciaux peuvent agir en dehors de ces limites.

En France, la frilosité politique est grande sur ces sujets d'influence. Jusqu'ici, on parle surtout de contre-ingérence, de contre-discours, de lutte contre la manipulation de l'information, des outils «contre» et non pas offensifs. Les armées sont dans une tension, car il n'y a pas pour l'heure de positionnement politique assumé sur ce sujet. Les Etats-Unis ont défini une architecture de communication stratégique, avec le Global Engagement Center du département d'Etat comme organe central, assumant une responsabilité politique. Il n'y a pas d'équivalent en France. Il y a toujours un risque à ce que les armées opèrent dans un vide politique qui les empêche de communiquer, et sans véritable chaîne de commandement politiquement responsable. Aujourd'hui, l'influence dans les armées françaises est un parent pauvre qui souffre d'une certaine marginalité, peu d'officiers y sont formés, encore moins y consacrent leur carrière. Les moyens mis en oeuvre, même s'ils se sont accrus, ne sont pas encore à la hauteur des enjeux.

 

Copyright Libération/ Pierre Alonso

 

> Lire l'interview sur le site de Libération

 

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Laure de ROUCY-ROCHEGONDE

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Élie TENENBAUM

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Directeur du Centre des études de sécurité de l'Ifri