De la géopolitique du climat à l'écologie de guerre
La guerre d’Ukraine a d’ores et déjà de profondes conséquences géopolitiques et géoéconomiques. Si l’enjeu immédiat semble territorial avec le Donbass, la place et le rôle de la Russie dans l’économie font l’objet d’anticipations contradictoires. Pour les uns, la Russie va sortir ruinée de ce conflit qui a entraîné des sanctions occidentales inédites par leur ampleur.
Pour les autres, elle pourrait accélérer une dédollarisation des échanges commerciaux en illustrant, pour de nombreux pays, les risques à détenir des réserves de change dans cette monnaie. C’est une perspective de moyen et de long termes car il n’existe pas, pour l’heure, de substitut au dollar comme monnaie de référence. Autrement dit, l’économie russe, même si elle présente des traits de résilience sous-estimés, va connaître une forte récession, susceptible de provoquer une mutation de son modèle. C’est dans le secteur énergétique qu’elle interviendra car la guerre est en train de mettre fin à la configuration géoéconomique mise en place au début des années 1980 : l’approvisionnement en pétrole et en gaz russes de l’Europe occidentale, à travers des contrats de long terme (pour le gaz).
À ce stade, on mesure mal le coût – forcément considérable – de cette rupture pour les deux parties, contraintes de réviser leurs engagements respectifs dans l’urgence. Pour les Russes, l’enjeu consiste à réorienter leurs flux vers des marchés en forte demande, comme la Chine et l’Inde, tout en cherchant à limiter leur marginalisation financière. Pour les Européens, il s’agit de priver la Russie des liquidités nécessaires au financement de son « opération militaire spéciale ». Il s’agit également de décarboner son industrie. Cet alignement d’objectifs de court et de moyen termes conduit des spécialistes d’écologie politique à établir un parallèle entre « économie de guerre » et « écologie de guerre »1. Cette expression reflète une évolution déjà bien identifiée : la subordination de leurs politiques climatiques respectives par la Chine et les États-Unis à leur rivalité stratégique. De manière différente, les Russie et l’Union européenne suivent la même pente, celle qui fait de l’environnement un enjeu direct et indirect de conflictualité.
Jusqu’à présent, la réflexion s’était surtout concentrée sur la géopolitique du climat avec le constat que les pays et les régions n’étaient égaux ni face aux causes, ni face aux conséquences du changement climatique, qui n’était plus perçu comme un problème environnemental, mais comme la résultante de mécanismes économiques et géopolitiques. La peur de « l’hiver nucléaire » qui a prévalu pendant la Guerre froide a été remplacée par celle de « l’effondrement » des systèmes politico-économiques sous l’effet des contraintes environnementales. Cela a conduit à s’intéresser aux enjeux d’habitabilité des territoires plutôt qu’aux résurgences de souveraineté actuellement à l’œuvre. Dans le prolongement de l’Accord de Paris (2015), la géopolitique du climat a souligné les inégalités entre pays et au sein des pays, accentuées par le réchauffement climatique, en liant les questions environnementale et sociale. Cela a abouti à une prise de conscience de la plupart des acteurs économiques qui conduit à repenser leurs modèles d’activités, en particulier en Europe.
L’« écologie de guerre » les concerne également dans la mesure où les entreprises sont tenues, par exemple, de respecter les sanctions décidées par les États. Ce sont ces derniers qui doivent désormais repenser leur action extérieure dans ce cadre. Outre la Chine, les États-Unis et l’Union européenne, qui structurent l’économie mondiale, deux pays jouent un rôle décisif dans cette « écologie de guerre » : la Russie et l’Arabie saoudite qui sont, avec les États-Unis, les principaux producteurs mondiaux de pétrole. Depuis 2016, ils coordonnent leurs volumes de production pour influer sur les prix du marché dans le cadre de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep+). Dans les années 1980, les États-Unis avaient demandé aux Saoudiens d’inonder le marché de leur production pour faire baisser le prix du baril au détriment des revenus de l’Union soviétique, accélérant ainsi son affaissement économique. Avec un baril à plus de cent dollars, l’Arabie saoudite et la Russie misent encore sur les énergies fossiles pour les deux prochaines décennies, à rebours des pays européens qui entendent accélérer leur transition énergétique. Avec une différence fondamentale : à la différence des compagnies russes, la Saudi Aramco n’a jamais été l’objet de sanctions occidentales, susceptibles d’entraver ses investissements.
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