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Dimitri Minic : « Les élites militaires russes se montrent pessimistes sur l’avenir de la guerre en Ukraine »

Interventions médiatiques |

interviewé par Huges Maillot pour

  Le Figaro
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S’il ne faut pas sous-estimer la capacité d’adaptation de l’armée russe sur le terrain, les élites militaires du pays reconnaissent sans mal ses faiblesses en Ukraine, analyse Dimitri Minic de l'Ifri dans une étude. 

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Célébration du Jour de la Victoire, Place Rouge, Moscou
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Dimitri Minic est chercheur au Centre Russie/NEI de l'Ifri, docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université et spécialiste de la culture politico-stratégique russe. Il est notamment l’auteur de Pensée et culture stratégique russe, aux éditions de la Maison des sciences de l’Homme.

Ce vendredi 22 septembre, il publie une étude originale sur la façon dont les élites militaires russes perçoivent la guerre qu’elles mènent en Ukraine et sur les critiques et recommandations qu’elles émettent. Ce travail s’appuie sur les sources primaires de la littérature militaire russe, en particulier Voennaâ Mysl' (Pensée militaire), une revue scientifique militaire majeure, liée à l'état-major général, et principal vecteur de la pensée stratégique russe.
 

LE FIGARO.- «Les faiblesses de l'armée russe par rapport à l'armée ukrainienne sont globalement, et parfois assez directement, reconnues par les élites militaires russes », constatez-vous. Quelles sont ces «faiblesses » identifiées par la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine ?

Dimitri MINIC.- Quatre inquiétudes ressortent du bilan russe de cette guerre. Les deux premières, c'est l'idée d'un gaspillage et d'une pénurie de ressources humaines et matérielles. L’autre point, c’est la difficulté à mobiliser ces ressources. Et enfin, la disparition du personnel qualifié. Car les Russes se rendent compte qu’une partie du personnel n’a pas été formé à utiliser des équipements de dernière génération, et que celui qui a été formé a diminué avec l’attrition. Le meilleur exemple, ce sont les troupes aéroportées, décimées dès le début de la guerre à Hostomel et utilisées en première ligne.

Sur le champ de bataille, il y a deux grandes problématiques pour la Russie. Premièrement, une faiblesse sur les moyens ISR (intelligence, surveillance, renseignement, NDLR) pour mener des frappes, particulièrement sur les drones tactiques, qui ont pris une place importante en Ukraine. Ensuite, l’idée que le champ de bataille s’est étendu. Il est devenu «transparent», on ne peut plus se cacher. Il ne peut plus y avoir de groupements de troupes importants.

C’est étonnant, parce que les élites militaires russes en viennent à donner des conseils tactiques primaires pour répondre à ces problématiques : ne pas concentrer une masse de troupes énormes sur des zones tactiques faibles, pratiquer la reconnaissance avant de traverser un obstacle naturel...

L'une des thèses de votre étude, c'est justement que le «potentiel d'adaptation de l'armée russe ne doit pas être sous-estimé ». Comment s'est-elle concrètement adaptée sur le terrain au cours des différentes phases de la guerre ?

Tout d’abord, ce n’est pas parce qu’un officier russe a émis des critiques, des recommandations, qu’elles vont être suivies d’effets. C’est un terreau, qui fournit une base de réflexion intellectuelle. Ceci étant dit, il y a plusieurs exemples de cette adaptation. En premier lieu, l’artillerie. Les Russes ont rapidement remarqué que leur gros problème réside dans la précision de l’artillerie et leur capacité à l’utiliser dans un laps de temps relativement court. Depuis le début de la guerre, ils ont surtout utilisé des munitions conventionnelles.

"Dans le domaine de la haute technologie, les Russes perçoivent très bien la supériorité de l'Ukraine, grâce aux livraisons d'armes de l'Occident", Dimitri Minic

Pour répondre à cette faiblesse identifiée, l'État russe a donc annoncé l'augmentation drastique de la production de munitions de haute précision. Dans le domaine de la haute technologie, les Russes perçoivent très bien la supériorité de l'Ukraine, grâce aux livraisons d’armes occidentales. Ils sont par exemple conscients que les Himars ont été un «game changer». Et comme ils n’ont pas été capables de les détruire, ils s’y sont adaptés de manière très rudimentaire : en reculant leurs bases logistiques pour les mettre hors de portée.

Autre exemple marquant : pour lutter plus efficacement contre les drones, les Russes ont «bricolé» une sorte de module antiaérien composé d’un canon de 23 mm, installé sur un véhicule de combat d’infanterie ou un véhicule de transport. Dans la version théorique, ils avaient même imaginé certains systèmes high-tech, comme un casque de réalité virtuelle, qui n’a finalement jamais vu le jour. Cela résume très bien le «retex» russe : ils peuvent proposer des solutions très rudimentaires adaptées à la situation, tout en proposant des développements de haute-technologie, voire futuristes.

Vous expliquez aussi que la Russie a rapidement compris l’importance de «la mobilité, de l'autonomie, de la décentralisation et de la réduction des unités »...

C’est un autre exemple : le BTG (groupe tactique de bataillon, l'unité de base de l'armée russe, NDLR) est mort dès le début de la guerre. Cette formation tactique a disparu dans les premiers jours, alors qu'elle était centrale dans la réforme de l'armée russe entamée en 2008. Elle permettait de créer des unités plus professionnelles, plus petites, plus décentralisées et efficaces, mais dans un cadre conflictuel court, intense et proche des frontières russes. Bien avant le 24 février, les militaires russes ont cherché à modifier ce modèle, voire à le remettre totalement en question, notamment sur la base de l'observation des formations armées irrégulières en Syrie.

L'expérience du front semble avoir confirmé ces réserves. Là-bas, ils ont observé des unités ukrainiennes capables de frapper et de se déplacer de façon plus autonome que leurs propres unités. Les théoriciens russes illustraient ce déséquilibre en expliquant que les BTG se sont retrouvés «comme des grosses vaches face à des meutes de loups». L’armée russe a donc été convaincue (ou poussée par les conditions) et a pris exemple sur son ennemi, alors même qu’à l’époque où ils ont été créés, les BTG étaient «les meutes de loups face aux grosses vaches» que représentaient les divisions.

La lenteur de la contre-offensive actuelle est-elle une conséquence directe de cette remise en question et de cette adaptabilité de l'armée russe ?

Il s’agit plutôt d’une conséquence indirecte. L’armée russe a su, malgré les réticences politiques que l’on peut imaginer, s’adapter très tôt à cette guerre de haute intensité et d’usure en augmentant considérablement son effort conventionnel. Les défenses russes d’aujourd’hui s’inscrivent dans la continuité de cette capacité d’adaptation. Moscou doit leur qualité à Sergueï Sourovikine, qui fut sans doute le commandant russe le plus compétent en Ukraine. Il s’est lui aussi adapté en mettant en place une défense active : bombardement de l’arrière ukrainien, tentative de destructions des infrastructures critiques, tout en fortifiant de manière drastique les défenses.

Changer de discours permet à la Russie, dans le cadre de la contre-offensive actuelle, d'exagérer sa victoire en cas d'échec ukrainien et de minimiser sa défaite en cas de succès ukrainien., Dimitri Minic

Vous démontrez aussi une évolution en termes de discours. La Russie a cessé de sous-estimer publiquement l'Ukraine et insiste désormais sur le fait qu'elle est soutenue par l'Otan, ce qui en fait un adversaire redoutable. Qu'est-ce que ça change, humainement et politiquement ?

Le discours de fond était intenable. Quand la Russie dit que l’Ukraine est faible et qu’elle pense qu’elle sera écrasée en une semaine, mais qu’en même temps elle enchaîne les revers, c’est compliqué à soutenir. Surtout, ce genre de déclarations sortaient l’Occident du jeu. Quelle erreur : s’il y a bien une chose qui rassemble les alliés de la Russie, c’est la détestation de l’Occident. Changer de discours permet à la Russie, dans le cadre de la contre-offensive actuelle, d’exagérer sa victoire en cas d’échec ukrainien et de minimiser sa défaite en cas de succès ukrainien.

[...]

 

> Lire l'interview sur le site du Figaro

 

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Dimitri MINIC

Dimitri MINIC

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Chercheur, Centre Russie/Eurasie de l’Ifri

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