Dix ans après Fukushima : « L’accident a rendu le nucléaire plus cher »
Après la catastrophe, l’industrie nucléaire a connu un frein important au niveau mondial, sans pour autant être en voie d’extinction, explique le directeur du centre énergie de l’Institut français des relations internationales.
Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du centre énergie de l’Institut français des relations internationales (IFRI), revient sur les conséquences sur l’industrie nucléaire de l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi, en mars 2011.
Dans quelle situation se trouvait l’industrie nucléaire avant l’accident ? Est-ce que Fukushima a porté un coup d’arrêt à son développement ?
Marc-Antoine Eyl-Mazzega : Avant Fukushima, le nucléaire bénéficiait d’un vif intérêt de la part de certains pays, d’abord pour des raisons de sécurité d’approvisionnement électrique : il s’agissait plutôt de pays, comme le Vietnam, l’Inde, l’Indonésie ou le Pakistan, qui avaient une très forte croissance de leurs besoins en électricité – de l’ordre de 10 % d’augmentation chaque année. Pour beaucoup de ces pays, le nucléaire devenait une option intéressante pour produire beaucoup d’électricité de manière très concentrée, sans dépendre des importations pétrolières et gazières.
L’accident de Fukushima interrompt cette dynamique mais, en réalité, il n’est pas la seule cause de cette inflexion. Il intervient à un moment pivot. D’une part, c’est la période où les énergies renouvelables rentrent dans une phase de massification, industrielle et économique. D’autre part, on commence à rencontrer des difficultés dans la construction de centrales, notamment aux Etats-Unis et en France.
Immédiatement après l’accident, plusieurs pays se désengagent de projets nucléaires et surtout l’Allemagne décide d’en sortir complètement…
Angela Merkel décide d’accélérer la sortie – une décision prise une décennie plus tôt – de façon rapide et unilatérale. Deux autres pays européens, la Suisse et la Belgique, engagent également un processus de sortie du nucléaire. On va d’ailleurs voir les conséquences de ces décisions post-Fukushima dans les prochaines années en Europe : l’Allemagne doit encore arrêter six réacteurs d’ici à la fin de 2022, la Belgique sept d’ici à la fin 2025. C’est considérable.
Au Japon, pays où l’industrie nucléaire est très forte, l’arrêt du nucléaire provoque une très forte hausse des prix de l’électricité et une très grande importation d’hydrocarbures. L’électricité devient quasiment la plus chère du monde et les émissions de gaz à effet de serre ont explosé en 2012 et 2013. Le Japon a dû attendre jusqu’en 2016 pour retrouver un niveau d’émissions comparables à ce qu’il était avant l’accident.
Qu’est-ce qu’a changé l’accident de Fukushima dans le monde du nucléaire ?
D’un point de vue industriel, les exigences de sûreté ont évidemment été renforcées, ce qui entraîne d’importants surcoûts. Fukushima a rendu le nucléaire plus cher. L’accident a également montré l’importance des autorités de sûreté et de la transparence mais aussi les différences d’approches d’un pays à un autre.
Cette hausse des coûts intervient à un moment où les énergies renouvelables et le gaz naturel sont disponibles et peu chers, et cela met en difficulté l’industrie nucléaire. Dans la foulée, il y a un très net ralentissement de la construction de nouveaux réacteurs en Occident et cela a des conséquences importantes en termes de perte de compétences, comme on l’a vu en France. Ceci entraîne aussi mécaniquement des retards et une hausse des coûts. Et plus on a de retard, plus le coût du crédit augmente. C’est une spirale difficile.
Cet évènement signe-t-il le basculement d’une industrie nucléaire occidentale vers un secteur dominé par la Russie et la Chine ?
En quelque sorte, oui. La Chine a développé une stratégie très efficace : Pékin est allé voir tous les constructeurs – les Américains, les Russes, les Français, les Canadiens – et leur a passé commande. Puis les ingénieurs chinois ont acquis des compétences en développant toutes les technologies possibles. Ce cycle est terminé, et désormais, la Chine a l’intention de promouvoir son propre réacteur, le Hualong-1, aussi bien sur son territoire qu’à l’étranger.
Les Russes ont, eux, l’avantage d’avoir toujours consacré des moyens importants à cette industrie. Surtout, Vladimir Poutine propose aux pays qui achètent des réacteurs russes non seulement des financements mais aussi des modalités de remboursement qui réduisent le coût du réacteur.
Les Etats-Unis ont compris que s’ils ne faisaient rien, ils allaient ouvrir la voie à un duopole russo-chinois dans un secteur très sensible. L’administration Trump a ainsi mis en place une stratégie pour empêcher Pékin et Moscou de vendre leurs réacteurs à certains pays – on l’a vu par exemple en Roumanie. Et puis pour des pays comme la France ou le Royaume-Uni, le sujet est stratégique, ils ne peuvent pas y renoncer. Comme l’a rappelé Emmanuel Macron en décembre, le succès du nucléaire militaire dépend d’un système civil dynamique et inversement.
Est-ce que le débat climatique change la donne pour le nucléaire, qui émet peu de gaz à effet de serre, contrairement au charbon ou au gaz ?
Il y a plusieurs raisons de penser qu’on entre dans une nouvelle ère pour le nucléaire. D’abord, six ans après l’accord de Paris, on commence à prendre l’enjeu climatique au sérieux. On va aller vers une accélération de l’électrification des usages, on voit apparaître des besoins nouveaux, dans la mobilité ou le numérique.
Dans l’immédiat, les seules solutions dont nous disposons sont le fort développement des énergies renouvelables, promouvoir l’efficacité énergétique et électrifier les transports. Ce n’est pas le nucléaire qui va nous permettre d’accélérer dans la transition énergétique rapidement. Mais il faut bien comprendre une chose : la demande en électricité va très fortement augmenter, il va falloir fermer des centaines de centrales à charbon et répondre à des nouveaux besoins. Face à tout cela, les énergies renouvelables ne suffiront pas. Donc le nucléaire doit trouver sa place dans cette dynamique.
Mais peu de pays ont engagé de programme de constructions de nouveau réacteurs…
Des nouvelles technologies, comme les petits réacteurs modulaires, vont pouvoir y contribuer. Ceci permettrait de réduire les coûts et les délais, en limitant les risques de sûreté et les difficultés de démantèlement. Dans certains pays, comme l’Inde ou la France, un EPR de 1 650 mégawatts peut être utile. Mais dans beaucoup de pays, il sera plus intéressant de miser sur ces petits réacteurs (entre 70 et 400 mégawatts), qui pourront être préfabriqués en usine. Il y a un mouvement de fond dans l’industrie, comparable au secteur aérien qui se débarrasse des A380. Small is beautifull, big is too complicated, pourrait-on dire.
Copyright Le Monde/Nabil Wakim
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