« Donald Trump a révélé aux Européens le monde tel qu’il est : une affaire de rapports de force »
Les Européens sont des ingrats. Ils accablent Donald Trump et saluent Joe Biden. A la vérité, ils doivent beaucoup au premier. Ces quatre années de défoulement nationaliste américain ont été celles d’une prise de conscience sur le Vieux Continent.
L’Union européenne (UE) a pu mesurer l’impérieuse nécessité d’exister là où c’est le plus difficile – la défense et la politique étrangère, territoires privilégiés de la souveraineté nationale.
Trump a été un accoucheur. A des Européens, rêveurs de paix universelle par la grâce du droit, il a révélé le monde tel qu’il est : une affaire de rapports de force. Si l’expression n’était si galvaudée, on dirait que, pour l’Europe, l’obligation d’aller au-delà de l’économie, c’est maintenant ou jamais. Sauf à se résoudre à ne plus beaucoup compter. Cette ambition reste un pari mais il n’est peut-être pas si mal engagé.
Sous la double pression du trumpisme, qui les a méprisés, et du Covid-19, qui les affecte tous, les Européens ont avancé sur la voie de l’intégration. C’est vrai au chapitre de l’autonomie budgétaire naissante – avec le plan de relance post-Covid – et, de manière encore balbutiante mais prometteuse, c’est vrai aussi au chapitre de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’autonomie stratégique européenne ». L’effet pandémie rejoint l’effet ici l’effet Trump. L’un et l’autre imposent une double évolution : une plus grande indépendance dans des domaines-clés, comme celui de la santé ou des technologies de l’avenir, mais aussi dans celui de la défense.
L’arrivée du démocrate Joe Biden à la Maison Blanche ne change rien à cette situation. Contrairement à Trump, Biden croit dans les alliances stratégiques nouées par les Etats-Unis au lendemain de la deuxième guerre mondiale.
- « Il est le plus pro-atlantiste » des présidents depuis George H. W. Bush (1988-1992), dit Benjamin Haddad, de l’Atlantic Council. Mais il ne sera pas le plus interventionniste, ajoute Haddad, interrogé, la semaine dernière, lors du séminaire Etats-Unis de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
Contenir la Chine
Car Biden ne se trompe pas d’époque. L’ère de suractivisme américain à l’étranger est passée. Même attaché à la solidarité transatlantique, le nouveau président s’inscrit dans une politique de retrait relatif des Etats-Unis d’Europe et du Moyen-Orient. Sa priorité sera l’Asie. L’appui européen compte mais avec un objectif : contenir la Chine. Ce qui laisse l’Europe seule dans un environnement immédiat instable, qu’il soit moyen-oriental, méditerranéen ou caucasien.
Stratégiquement seule ou tout au moins cessant d’être portée à bout de bras par les Etats-Unis, l’Europe fait aussi face à cette autre réalité : son poids économique (et démographique) dans le monde ne cesse de diminuer. Ce n’est pas que l’Europe régresse, ce sont les autres qui progressent. Les écarts se creusent : en 2020, la Chine représentait 18,5 % de la richesse mondiale, les Etats-Unis 16 %, l’UE 12 % – elle en constituait 21 % en 1981, rappelle Marie Charrel dans Le Monde du 9 décembre. Sauf à nous unir économiquement et militairement, dit l’Espagnol Josep Borrell, « nous serons insignifiants demain ».
- Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Borrell, dans un article confié à l’IFRI, ajoute : pour les Européens, « l’autonomie stratégique apparaît comme un processus de survie ».
L’Europe de la défense, vieille antienne ! Lorsqu’on aborde le sujet, dit encore Borrell, « il y a toujours quelqu’un (…) pour me demander “quid de l’OTAN ?” » – le pacte de solidarité stratégique unissant les Etats-Unis à la plupart des Etats de l’UE. Cette éternelle querelle théologique – OTAN ou Europe de la défense –, qui pose autonomie stratégique européenne et appartenance à l’OTAN comme antinomiques, est réglée depuis longtemps.
Début d’autonomie
- Borrell est catégorique : « Nul ne conteste le caractère vital de la relation transatlantique et personne ne préconise la création d’une force européenne pleinement autonome extérieure à l’OTAN. »
Depuis quelques années, l’UE développe, notamment, deux instruments en matière militaire, un projet de coopération structurée permanente, la CSP, et un (petit) fonds européen de la défense, pour financer des programmes intra-européens. Elle entend acquérir la marge d’autonomie qui lui est nécessaire aux côtés d’une Amérique pour qui l’Europe et son étranger proche semblent devenir des théâtres périphériques.
Ce début d’autonomie stratégique suppose d’avancer vers une plus grande européanisation des industries de la défense du Vieux Continent. Plutôt pingres sur les dépenses militaires exigées au sein de l’OTAN, les Européens « compensent » en achetant « américain » – avions, hélicoptères et autres systèmes d’armement. Mais s’ils consacraient, chacun, à la défense les 2 % de leur PIB – qui sont la règle dans l’OTAN –, cet effort rééquilibrerait la relation transatlantique, écrit le député européen Bernard Guetta : « Nous serions alors en droit, dit-il, dans une lettre au président Biden, de développer une industrie d’armement européenne à l’essor de laquelle vous ne devez plus faire obstacle. »
Reste la question la plus difficile : l’absence d’une culture stratégique commune. Les intérêts de sécurité sont perçus différemment à Madrid ou à Riga, à Naples ou à Berlin. Outre les questions de commandement et de prise de décision, déjà difficiles, une Europe de la défense, cela veut dire une Europe capable d’envoyer un jour des jeunes gens faire la guerre. Cela suppose une vision partagée des dangers et la volonté partagée d’y faire face.
Alain Frachon (Editorialiste au « Monde »)
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