Élie Tenenbaum : « La guerre contre le terrorisme a épuisé les États-Unis »
ENTRETIEN - Le chercheur revient sur deux décennies de guerre contre les groupes djihadistes et leurs conséquences pour les démocraties occidentales.
Vingt ans quasiment après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis et leurs alliés s’apprêtent à retirer leurs troupes d’Afghanistan. C’est là, ainsi qu’en Irak ou au Yémen, qu’ils avaient concentré leur riposte. Depuis 2013, la France est, quant à elle, engagée contre les djihadistes au Sahel. Dans La Guerre de vingt ans(Robert Laffont), Élie Tenenbaum, directeur du centre des études de sécurité de l’Ifri, et Marc Hecker, directeur de recherche à l’Ifri, dressent un bilan complet et critique de cette guerre qui a façonné les sociétés occidentales.
LE FIGARO. - La guerre contre le terrorisme que vous décrivez s’inscrit entre la fin de la guerre froide et le début d’une nouvelle confrontation stratégique entre les États-Unis et la Chine. Le terrorisme et le djihadisme sont-ils les enfants d’un déséquilibre hégémonique au profit de l’Occident ?
Élie TENENBAUM. - Les années 1990 paraissent comme les années de l'hyperpuissance triomphante américaine : militaire, économique, culturelle. Sur le plan militaire, la première guerre du Golfe de 1991 a démontré au monde sa force. Des acteurs, étatiques ou non étatiques, ont alors réfléchi à des formes d’action asymétriques. Le 11 septembre 2001 est ainsi venu révéler une vulnérabilité cachée. Personne n’avait pensé qu’on pourrait transformer des avions de ligne en missiles de croisière. La surprise stratégique a été à la mesure du sentiment de confiance stratégique issue des années 1990. Pour relever le défi du terrorisme djihadiste, les États-Unis se sont dotés d’une «grande stratégie».
C’est-à-dire ?
La vision de la guerre contre le terrorisme a été très extensive. Plus que la seule lutte contre des réseaux ou des cellules clandestines, il s’agissait de remodeler en profondeur le Moyen-Orient. Cette guerre longue et coûteuse a épuisé les États-Unis et leurs alliés. Depuis dix ans, ils cherchent à en sortir alors que d’autres puissances, comme la Russie ou la Chine, ont profité de cette période pour rattraper leur retard. Au fur et à mesure de cette compétition entre grandes puissances, la lutte contre le terrorisme est apparue moins prioritaire. La chute du califat territorial au Levant et l’acceptation du principe de négociation en Afghanistan, moyennant certaines garanties des talibans, dont l’histoire dira si elles seront tenues ou pas, ouvrent une occasion de fermer cette parenthèse, même si elle n’est pas sans danger.
En 1996, Samuel Huntington publiait un livre sur le choc des civilisations. Ce choc a-t-il eu lieu ?
Après le 11 Septembre, le mot de croisade a été lâché par George W. Bush même s’il s’est repris ensuite. De fait, il n’y a pas eu une guerre de l’Occident contre un monde musulman unifié. La guerre américaine a fait ressortir un conflit interne à certains pays musulmans, déchirés sur leur projet de société et la place que devait y tenir l’islam politique. Il y avait déjà une guerre civile en Afghanistan avant l’invasion américaine et, en Irak, le feu couvait sous les braises. Je ne parle même pas de la Somalie, de la Syrie, du Yémen ou de la Libye, où le conflit n’a été internationalisé que par la suite. On évalue le nombre de victimes de la guerre contre le terrorisme à environ un million de morts. Les djihadistes ont su exploiter des lignes de faille structurelles de ces sociétés, qu’elles soient confessionnelles, ethniques, politico-économiques. Le phénomène est donc durable.
Quel est le point commun entre le combattant d’al-Qaida en Afghanistan, le Touareg qui se rebelle au Sahel et l’individu qui passe à l’acte en Europe ?
Il y a une dimension locale très forte au terrorisme. Mais le djihadisme s’inscrit dans un projet idéologique qu’il partage d’ailleurs avec d’autres mouvances islamistes ou salafistes - leur désaccord portant plus sur les moyens d’y parvenir que sur les fins ultimes. Leur objectif est la création d’une société islamique universelle avec un idéal de pureté qui prend, dans certains cas, une dimension utopique, voire eschatologique.
Les armées occidentales très actives ont donné une prépondérance au renseignement sur les capacités de puissance de feu. L’objectif n’était pas tant de détruire l’ennemi que de le trouver.
Depuis la chute du califat, l’État islamique est avant tout une bannière d’appel au djihad rassemblant aussi bien des groupes armés que des individus. Par-delà ses maquis bien réels en Irak, en Afrique ou ailleurs, l’organisation subsiste globalement dans une forme d’état gazeux qui empoisonne l’air des sociétés, y compris chez nous.
Comment cette guerre asymétrique de vingt ans a-t-elle formé ou déformé les armées occidentales ?
Les armées occidentales très actives, comme celles des États-Unis, de la France ou du Royaume-Uni, ont donné une prépondérance au renseignement sur les capacités de puissance de feu (combat blindé, guerre électronique). L’objectif n’était pas tant de détruire l’ennemi que de le trouver. Dans cette perspective, un scalpel est préférable au marteau, comme le disait l’ancien directeur de la CIA, John Brennan. Mais, inversement, une armée de scalpels risque d’être dépourvue si elle se retrouve face à un ennemi équipé de marteaux.
Comment cette guerre au terrorisme a-t-elle aussi atteint nos sociétés ?
La dynamique de la guerre contre le terrorisme s’est instillée dans tous les espaces de la vie publique. Cette polarisation a été particulièrement tragique dans des pays comme l’Irak ou au Sahel, mais aussi en Occident. En 2004, l’assassinat de Theo Van Gogh aux Pays-Bas est revendiqué par al-Qaida, suivi par des fatwas contre les journalistes. C’est aussi l’époque de la loi sur les signes religieux à l’école ou les émeutes dans les banlieues alors même que la France de Jacques Chirac disait non à la guerre en Irak et rejetait dans un livre blanc de 2006 le principe de guerre contre le terrorisme. Les attentats de Merah en 2012 puis la vague de 2015-2017 ont été une couche supplémentaire, mettant à mal le vivre-ensemble. Cela débouche aujourd’hui, d’une certaine manière, sur le débat sur le séparatisme. Sans un renouvellement du pacte social, c’est toute la cohésion nationale qui est menacée par cette dynamique de la terreur.
>> Retrouver l'interview sur Le Figaro.
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