"En Syrie, la Russie est devenue incontournable"
Dans un livre très éclairant, La Russie de Poutine en 100 questions (Tallandier), Tatiana Kastouéva-Jean décrypte les calculs de Poutine. Propos recueillis par Christian Makarian.
L'Express : S'il a atteint ses objectifs militaires, Vladimir Poutine paraît avoir du mal à passer à la phase diplomatique. N'est-il pas en train de s'essouffler ?
Tatiana Kastouéva-Jean En effet, forte de ses succès militaires, la Russie n'obtient finalement pas plus de succès diplomatiques - en tout cas pour l'instant - que l'Occident. Or elle a besoin de les convertir en règlement politique pour consolider sa crédibilité et se différencier de l'Occident aux yeux des acteurs régionaux. Pour cela, elle cherche à imposer le format d'Astana- Sotchi (qui comprend deux autres puissances régionales, la Turquie et l'Iran, mais exclut l'Occident) au détriment du processus de Genève. Mais son statut de puissance globale passe justement par le Conseil de sécurité de l'ONU, qu'elle ne cesse pourtant d'affaiblir en brandissant son veto à plusieurs résolutions occidentales sur la Syrie. Il y a donc une sorte de paradoxe, contreproductif au final, pour son propre positionnement.
L'Express : Que faut-il penser de son axe stratégique à l'égard des pays musulmans? Où va la Russie en prenant le parti des chiites contre les sunnites?
T. K.-J. Au contraire, la Russie essaie de tout faire pour ne pas prendre parti, malgré cette opération militaire où elle se trouve de facto alliée à l'Iran chiite. Elle souhaite rester en bons termes avec tous les pays de la région, y compris sunnites. Elle entretient, par exemple, un rapport pragmatique avec l'Arabie saoudite, dont l'appui lui est indispensable pour maintenir l'accord de l'Opep sur le gel de la production du pétrole, qui enraie la chute des prix pétroliers. Il ne faut pas oublier aussi que la majorité des musulmans russes sont sunnites, et même si aucune protestation n'a été émise de leur part contre l'opération en Syrie, la Russie n'a aucun intérêt à « rallier » l'un des camps. Ce n'est certainement ni de l'ignorance ni de la simple rhétorique de la part de Vladimir Poutine, en 2015, d'affirmer que la Russie « ne fait pas la différence entre les chiites et les sunnites ». C'est une volonté claire de se tenir à l'écart des conflits interreligieux dans la région.
L'Express : Peut-on évaluer à ce jour les « bénéfices » internationaux que Poutine a engrangés en Syrie? Et que dire de l'image dégradée de la Russie?
T. K.-J. Même si le règlement diplomatique patauge, le Kremlin a d'ores et déjà tiré plusieurs bénéfices de cette intervention. On ne parle plus d'isolement, même à l'égard de l'Occident la Russie est simplement incontournable dans la région : une action occidentale n'est plus possible sans tenir compte de la réaction de Moscou, par exemple en
Libye. Plusieurs pays regardent désormais la Russie comme un potentiel garant de sécurité qui peut venir en aide en cas de menace intérieure ou extérieure : c'est le cas des pays d'Asie centrale, qui, comme elle, ont la hantise des « révolutions de couleur ». En termes d'image, le résultat est ici à l'inverse de ce qu'on peut penser en Occident. L'opération militaire a aussi permis de préserver les intérêts militaires et stratégiques dans la région, comme le maintien de la base navale à Tartous et de la base aérienne à Hmeimim. La « vitrine » syrienne a aidé à remplir le carnet de commandes d'armement russe, notamment des systèmes antimissiles S400, convoités même par un membre de l'Otan comme la Turquie. Enfin, l'opinion publique russe a mis la Syrie au crédit du président Poutine, car cette intervention a contribué au rétablissement du rang international du pays. De quoi convaincre Vladimir Poutine de l'efficacité d'un usage limi té de l'outil militaire.
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