États-Unis : « Donald Trump ne s’attendait pas du tout à gagner »
Spécialistes des États-Unis, Laurence Nardon, politologue, responsable du programme Amérique du Nord à l’Institut français des relations internationales (Ifri) et Maya Kandel, historienne, chercheuse à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3 (CREW), analysent la première année de mandat de Donald Trump.
Comment caractériser la façon de gouverner de Donald Trump ?
Laurence Nardon : C’est clairement l’éléphant dans la pièce ! La manière qu’a Donald Trump de gouverner ne peut laisser indifférent ; elle réjouit ses partisans et révulse ses opposants. Dans son exercice du pouvoir, le président américain oscille en permanence entre trois pôles. Le populisme, d’abord, que ce soit sur les questions identitaires ou économiques, ou à travers son hostilité frontale envers les médias. Ce populisme est tempéré par l’influence qu’exercent ses conseillers issus du parti républicain. Ceux-ci parviennent parfois à l’entraîner sur des positions plus orthodoxes – on l’a notamment vu sur l’Afghanistan, ou lors de l’adoption de la réforme fiscale.
Le troisième pôle, celui qui retient le plus l’attention, a trait à sa personnalité. Les psychiatres qui se sont penchés sur son cas – sans l’avoir toutefois examiné en personne – estiment que Donald Trump souffre d’un trouble narcissique de la personnalité. Il ne supporte ni la contradiction ni la frustration. Il aime plaire à ses interlocuteurs, mais quand on le critique, il réagit de manière agressive et impulsive, on le voit dans son usage immodéré de Twitter.
Cette impulsivité peut avoir des effets concrets : on se souvient de sa décision, en avril dernier, de frapper la Syrie de Bachar al-Assad, au lendemain d’une attaque chimique menée par le régime. C’était un acte isolé, pas l’amorce d’une stratégie réfléchie. La crise diplomatique avec la Corée du Nord, avec les salves de tweets incendiaires du président américain, en est un autre exemple.
Maya Kandel : Nous avons assisté lors de cette première année à un éclatement des normes de gouvernance aux États-Unis. Certes, ce n’est pas vraiment une surprise. Cela fait des décennies que Donald Trump est une personnalité médiatique dans le pays, et sa campagne en disait déjà long sur sa façon de procéder et son caractère.
Mais on le sait aujourd’hui : Trump et son équipe ne s’attendaient pas du tout à gagner. Le parti républicain était lui aussi persuadé de son échec. Cela fait que ni le parti, ni l’équipe de Trump ne s’était préparés à la transition et au pouvoir. Les effets de ce manque de préparation se sont fait ressentir tout au long de l’année. De nombreux postes restent ainsi non pourvus dans l’administration, du fait notamment de la rancune tenace du président contre ceux qui ont émis la moindre critique contre lui par le passé.
J’ajouterai trois éléments. Donald Trump s’informe toujours prioritairement via la télévision, Fox News en particulier, une chaîne souvent à la limite de la désinformation. C’est aussi une personne perméable aux théories du complot, qu’il n’hésite pas à relayer. C’est enfin un président qui n’hésite pas, en politique étrangère notamment, à prendre publiquement le contre-pied de sa propre administration. D’où une grande confusion sur la parole, et la politique, des États-Unis.
Lors de l’élection de Donald Trump, on avait insisté sur la division profonde de la société américaine. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Maya Kandel : La société est toujours aussi clivée, voire plus. Il suffit de regarder tour à tour CNN puis Fox News pour se rendre compte qu’il existe deux réalités parallèles dans le pays. On retrouve ce clivage au Congrès où républicains et démocrates, à quelques rares exceptions, sont incapables de travailler ensemble.
Si la classe politique est polarisée comme jamais, certains politologues arguent cependant que la société américaine, elle, l’est beaucoup moins. Un nombre croissant d’Américains centristes ne se retrouvent pas dans la classe politique, dont la polarisation est accentuée par le découpage des circonscriptions électorales et le système des primaires, qui, dans chaque parti, favorisent les candidats les plus extrêmes.
Laurence Nardon : Si Donald Trump, à l’échelle nationale, est l’un des présidents américains les plus impopulaires de l’histoire du pays, il bénéficie néanmoins d’une base de soutiens très solide. Son socle est constitué par la classe moyenne blanche pas ou peu diplômée. Confrontée à une grande angoisse économique et identitaire, subissant de plein fouet une épidémie meurtrière d’overdoses d’opiacés, cette dernière a trouvé en Trump le champion qui promettait de les défendre.
Pendant la campagne, ces personnes, d’habitude peu politisées, se sont senties défendues, valorisées par le discours du candidat républicain, comme les minorités avaient pu l’être par Barack Obama. La parole de Trump est ainsi quasiment performative : elle redonne à elle seule le sentiment d’exister à ces oubliés de l’Amérique, même si elle n’est pas forcément suivie d’actes concrets.
Par ailleurs, Donald Trump a su satisfaire la droite chrétienne évangélique, grâce à plusieurs décisions marquantes : la nomination du juge ultraconservateur Neil Gorsuch à la Cour suprême, et le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem.
Quelles tendances se dégagent dans la politique économique de Donald Trump ?
Laurence Nardon : Lors de sa campagne, Donald Trump insistait sur trois points : l’augmentation des impôts pour les très riches et leur baisse pour la classe moyenne ; le lancement d’un vaste programme de rénovation d’infrastructures ; une volte-face complète sur le libre-échange.
Où en est-on un an après ? L’hostilité au libre-échange reste une constante. Les États-Unis se sont d’ailleurs retirés du partenariat transpacifique (TPP). La rénovation d’infrastructures, elle, est au point mort. Quant à la politique fiscale, elle a été reprise en main par les financiers de Wall Street : la réforme fiscale adoptée en décembre dernier fait ainsi la part belle aux plus riches et aux grandes entreprises, au détriment des classes moyennes.
Maya Kandel : La priorité accordée par le Congrès à l’adoption de cette loi témoigne du poids de l’argent dans le pays. Elle a été chaudement encouragée par les donateurs au parti républicain, en position de force car la campagne pour les élections de mi-mandat a déjà commencé.
Cette première année n’a pas résolu le paradoxe entre le parti républicain, majoritaire au Congrès, dont la ligne économique est peu ou prou la même depuis Reagan – baisser les impôts, réduire au minimum l’intervention de l’État – et l’America first prôné par Donald Trump. Le versant économique de « l’Amérique d’abord », définie par l’ancien conseiller Steve Bannon en écho aux obsessions de Trump, défend plutôt une ligne de nationalisme économique, de recours au protectionnisme.
La promesse d’une guerre commerciale ouverte avec la Chine, souvent évoquée lors de la campagne, ne s’est pourtant pas réalisée. Pourquoi ? La crise avec la Corée du Nord, advenue tôt en 2017, a incité l’administration Trump à tenter d’utiliser Pékin pour l’amener à résoudre le problème nord-coréen, sans grands résultats toutefois. 2018, dans cette optique, pourrait être l’année d’une confrontation ouverte avec la Chine sur le plan commercial.
L’immigration, thématique omniprésente lors de la campagne présidentielle, est-elle passée au second plan ?
Maya Kandel : Ce serait oublier que les premières mesures de Trump ont été les décrets migratoires, interdisant l’octroi de visa aux ressortissants de plusieurs pays musulmans. La relative stagnation sur ces sujets témoigne de la force des contre-pouvoirs aux États-Unis, notamment celle de la justice. Mais le Congrès pourrait s’emparer du sujet cette année.
Laurence Nardon : Donald Trump continue de développer un discours identitaire, attisant l’angoisse du « grand remplacement » lié aux naissances et à l’immigration, et qui doit faire des Américains blancs une minorité d’ici à 2040. Élément emblématique de sa campagne, le projet de mur avec le Mexique est resté dans les cartons, faute de financement. Mais je souhaiterais une fois de plus souligner l’impact concret du discours de Trump. En un an, on a observé une chute de 60 % des entrées illégales en provenance du Mexique. La parole de Donald Trump sur l’immigration a donc eu un effet dissuasif. Même chose pour les Haïtiens et les Salvadoriens, dont le président a révoqué le statut spécial dont ils bénéficiaient jusqu’ici aux États-Unis. Le résultat ? Ils ont traversé la frontière vers le Canada.
Comment résumer cette première année de politique étrangère ?
Maya Kandel : Pour avoir écrit une étude (non encore publiée) fondée sur l’examen de 23 dossiers de politique étrangère, je dirais que l’on peut dégager quatre logiques d’action dans une politique étrangère qui demeure confuse. La première, impulsée en particulier par les généraux qui conseillent le président, revient à suivre la politique menée sous Obama, sur des sujets où il existe un consensus bipartisan. On l’a vu en Afghanistan ou dans la lutte contre le terrorisme.
La deuxième, à l’inverse, vise à prendre le contre-pied total de l’ex-président, que ce soit avec l’Iran, Cuba, ou encore l’accord de Paris. La troisième a trait à un dossier chaotique, qui défie toute logique : la Russie. Sur ce sujet, il est à peu près impossible de définir une ligne américaine claire, du fait des discours contradictoires de Trump, de son administration et du Congrès. La dernière logique concerne les dossiers où nous sommes dans une situation de rupture, qui exprime la ligne America First. Il s’agit du commerce, de l’immigration et surtout du multilatéralisme.
Laurence Nardon : L’instinct de Trump est de promouvoir un nationalisme égoïste, d’en finir avec l’ordre international libéral. Dans un article paru dans le Wall Street Journal en mai dernier, deux membres importants de l’administration Trump, H. R. McMaster et Gary Cohn, présentaient la philosophie du nouveau président en matière de politique étrangère. Pour le président, affirmaient-ils, il n’y a pas de « communauté internationale » mais une « arène », où États, ONG et entreprises sont en compétition pour l’emporter.
Dans ce monde à l’état de nature, où les États-Unis sont les plus forts, c’est chacun pour soi. Quitte à remettre en question des alliances fondatrices. Garants de l’ordre international libéral depuis la chute de l’URSS, les États-Unis s’en désintéressent. C’est un sujet alarmant.
Maya Kandel : J’ajouterais que du fait de l’explosion des normes de gouvernance, de la faiblesse du Département d’État et de l’incohérence stratégique de l’administration Trump, on ignore comment le pouvoir réagirait en cas de crise majeure. C’est là aussi un point d’inquiétude.
En quoi 2018 sera-t-elle une année charnière aux États-Unis ?
Maya Kandel : Je reviens de deux séjours aux États-Unis et de plus en plus, on a l’impression que les démocrates pourraient s’emparer de la Chambre des représentants, lors des élections de mi-mandat de novembre 2018. Le Sénat, lui, pourrait rester entre les mains des républicains : les sièges en jeu sont détenus en majorité par des démocrates.
Si la Chambre passe aux mains des démocrates, elle votera à mon avis rapidement la destitution de Donald Trump. Rappelons que le président n’a toujours pas pris les mesures élémentaires pour dissocier sa présidence de ses affaires, qui sont aujourd’hui gérées par ses propres enfants… Les mensonges constants du locataire de la Maison Blanche pourraient aussi se retourner contre lui s’il est interrogé par le procureur spécial. Après tout, la procédure de destitution lancée en 1998 contre Bill Clinton avait été initiée par un mensonge sous serment du président démocrate ; le chef d’accusation contre Nixon était « l’obstruction à la justice ». Cela étant dit, il est très peu probable que la procédure de destitution passe le cap du Sénat, où une majorité des deux tiers est nécessaire. Mais elle accentuerait la paralysie du système politique américain.
Quelle principale leçon retenez-vous de cette première année de présidence Trump ?
Maya Kandel : À bien des égards, Donald Trump est une illustration de la crise profonde que traversent nombre de démocraties occidentales aujourd’hui. Une crise qui s’explique par les conséquences des choix économiques et de la mondialisation, mais aussi par la détérioration du débat public sous les effets de la désinformation et des réseaux sociaux, et par un discrédit croissant des élites et du système politique en général. Cette crise s’exprime avec une virulence que nous ne connaissons pas, ou pas encore, en France.
Laurence Nardon : Je suis également marquée par la dimension vraiment chaotique, inédite, de cette présidence. Mais je m’inquiète surtout de la vision très sombre du monde développée par Donald Trump. Une vision égoïste et pessimiste d’une Amérique qui tourne le dos au monde, qui renonce à sa tradition d’ouverture, de porte-étendard de la liberté. Mais n’oublions pas que la société américaine est extrêmement résiliente. Un prochain président, même s’il n’est élu qu’en 2024, pourra restaurer l’aura de la fonction présidentielle et l’image des États-Unis à l’étranger.
Voir l'interview sur le site de Réforme
Média
Partager