Guerre en Ukraine : "La Russie n'a plus la force de mener une grande offensive"
Balakliia, Koupiansk, Izioum… Depuis quelques jours, l’armée ukrainienne engrange les succès face aux forces russes sur le front nord-est. L’armée de Kiev assure avoir repris environ 3 000 kilomètres carré depuis début septembre, essentiellement à la faveur d’une contre-offensive surprise dans les régions de Kharkiv et de Donetsk. Lundi, les autorités ont affirmé avoir « réussi à chasser l’ennemi de plus de vingt localités » en 24 heures, face à des adversaires qui « abandonnent leurs positions hâtivement et s’enfuient ». Dans le sud, la contre-attaque lancée fin août autour de Kherson est moins spectaculaire mais progresse, avec 500 km2 reconquis en deux semaines.
Quelles conséquences aura cette déroute sur la Russie, qui bombarde les secteurs perdus ? Jusqu’où pourra aller la rapide avancée ukrainienne ? Pour Dimitri Minic, chercheur au Centre Russie/NEI de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et spécialiste des forces armées russes, « la Russie a perdu l’initiative ».
Comment expliquer la progression éclair des troupes ukrainiennes au nord-est ?
C’était une offensive surprise qui a pris de court l’armée russe. L’armée ukrainienne avait communiqué sur une contre-offensive dans le sud, dans la région de Kherson. Elle y vise les dépôts de munition, les ponts, les centres de commandement et de logistique… Tout ce qui pourrait diminuer la capacité de l’armée russe à durer, à contrôler le territoire. C’est essentiellement une guerre d’usure, avec des frappes à distance, du sabotage, de l’infiltration et des gains territoriaux modestes. Dans la région de Kharkiv, la force mobilisée est équivalente mais le style d’offensive est totalement différent : on a assisté à une guerre de mouvement, à des manœuvres fulgurantes.
Pourquoi la Russie ne l’a-t-elle pas anticipé ?
Le renseignement russe a été défaillant, probablement pour des raisons d’interprétation des données collectées plutôt que pour des difficultés techniques à obtenir de telles données. En conséquence, la contre-offensive ukrainienne a foudroyé des forces russes désorientées, épuisées et pour certaines très inexpérimentées, dont une partie s’est repliée de manière désorganisée. Mais les causes sont probablement multiples : il pourrait y avoir une faille de la chaine de commandement et/ou une mauvaise circulation de l’information. Les Russes se sont aussi fait berner : ils ont préféré dégarnir la zone de Kharkiv et renforcer celle de Kherson, où Kiev avait annoncé une offensive depuis des semaines. Mais si la manœuvre ukrainienne a si bien réussi, c’est aussi parce que Moscou n’a pas su résoudre ses problèmes d’organisation, de commandement, d’effectif, et de soutien psychologico-moral.
En quoi les villes reprises sont-elles stratégiques ?
Koupiansk et Izioum étaient cruciales dans le dispositif russe. Koupiansk est à la croisée des lignes de communication terrestres qui soutenaient l’offensive russe dans le Donbass. Et c’est à partir d’Izioum que Moscou comptait encercler les forces ukrainiennes dans le Donbass en février-mars. Ce sont des pertes stratégiques pour la Russie qui symbolisent l’effondrement du dispositif militaire russe dans l’oblast de Kharkiv et la fin de l’espoir russe de s’emparer du Donbass à court et moyen terme.
Les Ukrainiens vont-ils pousser leur avantage ou faut-il s’attendre à une fixation du front ?
La contre-offensive va peut-être ralentir. L’armée ukrainienne va devoir stabiliser le front et sécuriser les territoires reconquis, pour installer la logistique nécessaire et laisser les troupes se reposer. Ensuite, elle pourra espérer reprendre Severodonetsk, Lyssytchansk et d’autres villes de cette partie du Donbass. Il y aura probablement une pause. Le mouvement le plus radical pourrait être de couper en deux les territoires contrôlés par la Russie dans l’oblast de Zaporijjia, voire d’aller jusqu’à Marioupol. Quand on voit le niveau de désorganisation et la faiblesse du moral des Russes dans le Donbass, si l’armée ukrainienne rompt le front au centre, l’armée russe pourrait s’effondrer.
Les Russes n’ont donc pas les moyens de mener une contre-offensive à l’est ?
Cela va dépendre de la capacité des Ukrainiens à se fixer. Les Russes se replient ; ils ont subi une défaite mais elle n’est pas encore décisive. Ils détiennent encore le Donbass et plus leur territoire sera réduit, plus la reconquête ukrainienne sera difficile. Ils vont probablement retenter une grande manœuvre au bout d’un temps, ce qui pourrait entraîner soit un échec terminal, soit un regain de confiance. Pour le moment, l’expérience nous montre plutôt que la Russie n’a plus, en l’état, la force de mener une grande offensive comme au printemps.
Kherson peut-elle tomber rapidement ?
Kherson pourrait tomber dans le mois qui vient. On voit que la Russie a perdu l’initiative et que l’armée ukrainienne imposera de plus en plus son tempo. Il y a deux scénarios : soit la Russie ne fait rien, et elle peut être encerclée à Kherson ; soit elle décide d’abandonner des zones conquises, comme Kherson, de protéger un territoire plus petit et d’augmenter son effort conventionnel en utilisant la mobilisation générale. Mais la mobilisation générale, ça peut être – même probablement – un échec.
Pourquoi ?
Sur le papier, la mobilisation générale pourrait changer la donne. Mais l’expérience de la conscription en Russie ces dernières années, et cette année davantage, montre un taux d’engagement plutôt faible. Ce serait un test grandeur nature de ce que la jeunesse pense réellement des projets belliqueux de Vladimir Poutine. Surtout, la valeur au combat des conscrits et réservistes serait médiocre. Ce serait probablement un mauvais calcul à la fois pour des raisons militaires et politiques, avec pour conséquence la fin possible du régime poutinien.
Vladimir Poutine va-t-il être contraint à cette mobilisation générale ?
Difficile à dire. Le sujet n’est pas la réalité du terrain mais la manière dont Poutine la perçoit : est-ce que, pour la direction politico-militaire russe, cette percée ukrainienne est si grave ? Le Kremlin a peut-être l’impression que cette contre-offensive n’est qu’une mauvaise passe et que l’armée russe peut encore tenir sur la durée. À Moscou, le milieu journalistique et politique est en ébullition et commence à poser des questions qui fâchent. Ce n’est pas tant d’avoir déclenché cette guerre qui fragilise Vladimir Poutine, que l’impression de la perdre. Les bloggeurs militaires russes demandent depuis longtemps la mobilisation générale car ils croient probablement naïvement que le peuple russe est solidaire. Le Kremlin s’y est cependant toujours refusé, peut-être par un pessimisme qui frôle la lucidité.
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> Lire l'interview complète sur le site du Journal du Dimanche.
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