Guerre en Ukraine : « Le nouveau monde multipolaire voulu par la Russie s’annonce d’une brutalité extrême »
Plus de trente ans après la chute de l’URSS, la Russie n’a jamais accepté de concevoir son voisin ukrainien comme un Etat indépendant et libre dans ses choix stratégiques.
- Pourquoi l’Ukraine accepte-t-elle de rejoindre la Russie et la Biélorussie lors de la fondation de la Communauté d’Etats indépendants (CEI) en 1991 alors que son indépendance est déjà en jeu ?
La chute de l’URSS apparaît aux anciennes républiques soviétiques comme une opportunité et un risque. L’économie ukrainienne est alors tellement imbriquée avec celle de la Russie que la rupture brutale des liens l’aurait déstabilisée. Néanmoins, l’Ukraine se réserve une marge de manœuvre en ne contribuant pas à la création d’une nouvelle URSS : elle refuse de signer les statuts de la CEI. Puis, elle tente de promouvoir les organisations alternatives à la CEI sans la Russie, comme le GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie), qui réunit des Etats ayant des tensions avec Moscou. In fine, il y a une attitude duale en Ukraine : elle fait partie de la CEI sans renoncer à s’émanciper de la Russie.
- Comment se déroulent les relations avec la Russie de Boris Eltsine ?
Comme dans un couple qui se précipite pour signer l’acte de divorce avant d’avoir fini de partager les biens communs. Eltsine, pressé d’en finir avec l’héritage soviétique, préoccupé par la bonne relation avec l’Occident et accaparé par les crises intérieures, contourne les questions de la Crimée et de la flotte de la mer Noire, ce qui lui a été reproché en Russie. En dépit des problèmes, des accords sont signés : celui sur l’Amitié, la coopération et le partenariat (1997) reconnaît l’intangibilité des frontières et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, qui conserve la Crimée. La solution à la question nucléaire est trouvée avec le mémorandum de Budapest, signé en 1994 avec la participation des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Ainsi, l’Ukraine renonce au statut de puissance nucléaire et toutes les armes atomiques sont transférées à la Russie, qui, en contrepartie, réaffirme son respect de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
- Comme vous le soulignez, la question de la Crimée et celle de la flotte de la mer Noire soulèvent des interrogations. Comment les négociations se sont-elles passées ?
Ce sont les questions les plus épineuses, sources de tensions entre Kiev et les autorités de la Crimée, dont plusieurs forces séparatistes prorusses réclament la réintégration à la Russie depuis la chute de l’URSS. On a tendance à l’oublier, mais une mission de médiation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a travaillé de 1994 à 1999 pour stabiliser la situation en Crimée. Autrement dit, les germes du conflit sont déjà là. Le jeu se calme sous la présidence de Leonid Koutchma, un habile politicien qui donne des gages d’autonomie à la Crimée et rassure Moscou. Cette autonomie permet à la presqu’île de vivre un pied en Russie (avec la flotte de la mer Noire, la filiale de l’Université russe, les médias russophones) et l’autre en Ukraine. Concernant la flotte de la mer Noire, il y a eu des discussions sur la création d’une flotte commune, des tentatives de chacune des parties de la soumettre à son autorité et un partage : la flotte russe et la flotte ukrainienne stationnent à Sébastopol sur deux bases séparées, et la partie russe s’engage à ne pas déployer d’armes nucléaires en Crimée. Cette évolution s’accompagne de tensions récurrentes. En 2010, le président Ianoukovitch signe les accords de Kharkiv pour le bail pour la flotte russe jusqu’à 2042, accords qui volent en éclats après le Maïdan et l’annexion de la Crimée.
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L’histoire de l’Ukraine oscillant entre Occident et Russie n’explique-t-elle pas cette difficulté du régime ukrainien, quel qu’il soit, à stabiliser son pouvoir ?
Les Etats postsoviétiques ont un problème commun : ils sont restés dans une transition inachevée pendant trois décennies. D’une part, la Russie maintient à flot leurs économies, affiche des tarifs avantageux pour les hydrocarbures, absorbe leur production, procure des services de sécurité ou son marché de l’emploi, sans toutefois proposer un modèle attractif de modernisation économique et politique. Quant à l’Union européenne (UE), elle n’offre pas de perspectives claires d’adhésion à ces pays, à la différence de ceux d’Europe centrale. Difficile, donc, de sortir des schémas établis, et l’Ukraine balance au gré des présidences prorusses ou pro-européennes, tout en restant en proie à l’oligarchie prédatrice, à la corruption et à la dépendance semi-confortable à l’égard de la Russie.
- Les tensions internes seraient-elles donc à l’origine des révolutions en Ukraine ?
Oui, mais le Kremlin voit partout la main de l’Occident. Or, sans germes de révolte dans la société, aucun soutien occidental ne peut faire chavirer la barque. C’est d’ailleurs au même problème que se heurte la Russie quand elle tente d’organiser le « printemps russe » (mouvement prorusse en faveur de l’autonomie) dans le Donbass en 2014. Même sous la contrainte militaire, l’impact est limité. A la différence des élites ukrainiennes, la société finit par se lasser et veut vivre différemment. La volonté de changement, les objectifs mobilisateurs concrets (annuler les résultats des élections frauduleuses en 2004, signer l’accord d’association en 2013), l’absence de verrouillage politique et de répressions comme en Russie, l’attraction de l’UE, le soutien occidental, tels sont les ingrédients des révolutions sociales ukrainiennes au nom d’une émancipation du « monde russe ».
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Selon certains observateurs, l’Occident a été trop rapide dans son rapprochement avec l’Ukraine…
Le Partenariat oriental date de 2009 et l’accord d’association de 2013, plus de vingt ans après la chute de l’URSS. On ne peut pas dire que l’UE se précipite à arrimer l’Ukraine. L’UE et l’OTAN ont eu des politiques ambiguës à l’égard de ce pays. Si l’on prend le cas de l’OTAN, sa porte à moitié ouverte à l’Ukraine depuis le sommet de Bucarest en 2008 est un facteur d’irritation pour la Russie, sans constituer pour autant un gage de sécurité pour l’Ukraine.
- Mais au nom de quoi l’Ukraine devrait-elle tenir compte de l’avis de la Russie pour fixer ses orientations stratégiques ?
Le président Poutine conteste l’existence même de l’Etat ukrainien dans le territoire actuel, mais la chute de l’URSS a fait de l’Ukraine un Etat souverain, membre de l’ONU !
L’un des mots le plus souvent répétés dans la diplomatie russe est celui de « souveraineté ». Mais pour les pays de l’ex-URSS, Moscou réfléchit encore en termes de « souveraineté limitée ». On l’oublie parfois, mais l’Ukraine a bien eu un statut « hors bloc » dans sa version antérieure de la Constitution, auquel elle renonce après l’annexion de la Crimée pour y introduire l’objectif d’adhésion à l’OTAN et à l’UE.
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Dans un entretien au « Monde », Tatiana Jean-Kastouéva, directrice du centre Russie/NEI de l'Ifri, spécialiste de l’Europe orientale, revient sur trois décennies de relations mouvementées entre les Etats postsoviétiques.
> L'article en intégralité sur Le Monde (article réservé aux abonnés).
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