Guerre en Ukraine : pourquoi l'élite russe admet-elle soudainement les défaites de son armée
Alors que l'armée ukrainienne reprend du terrain, des proches du Kremlin dénoncent et critiquent publiquement les stratégies militaires russes. Dissidence ou manipulation ?
Réelle dissidence ou énième jeu de dupes piloté par le Kremlin? Les critiques d'élites russes conspuant les généraux et leurs stratégies sur le champ de bataille se multiplient depuis plusieurs jours, à la faveur de tonitruantes défaites en Ukraine.
Alors que la ville clé de Lyman, dans la région de Donetsk, a été reprise et que les forces ukrainiennes progressent dans le Sud et le Nord-Est, un haut responsable parlementaire russe a appelé l'armée à « arrêter de mentir »: « Les gens savent. Notre peuple n'est pas stupide. Et il voit qu'on ne veut pas lui dire ne serait-ce qu'une partie de la vérité. Cela peut entraîner une perte de crédibilité », a ainsi déclaré à la télévision mercredi 5 octobre Andreï Kartapolov, député à la tête de la Commission de défense de la Douma, la chambre basse du Parlement, et ancien commandant militaire.
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L'élite place-t-elle ses pions en vue d'un «effondrement» ?
Ces critiques sont d'autant plus surprenantes qu'elles surviennent à la suite de sept mois de propagande - où le pouvoir russe n'a eu de cesse de communiquer sur de prétendues prises «libératrices», malgré les difficultés de l'armée - et quelques jours seulement après un décret d'annexion signé par Vladimir Poutine concernant quatre régions d'Ukraine. Que se passe-t-il au sein de l'élite russe? Assiste-t-on à un délitement, alors que l'hypothèse d'une défaite militaire n'est plus à écarter ?
Interrogés par Le Figaro, Dimitri Minic, chercheur spécialiste de la Russie à l'Institut français des relations internationales, et François Chauvancy, général (2S) et consultant en géopolitique, veulent y croire, pointant du doigt les velléités personnelles des proches du pouvoir, à l'heure d'une hypothétique révolte contre Poutine en cas de retrait militaire.
« Le cas du député Kartapolov est intéressant: son intervention sur les ondes d'un propagandiste important proche du Kremlin vise directement le ministère de la Défense et l'armée russe », indique Dimitri Minic, chercheur spécialiste de la Russie à l'Institut français des relations internationales.
Cet ancien général a d'ailleurs été démis de ses fonctions militaires pour devenir parlementaire un an jour pour jour avant sa déclaration, le 5 octobre 2021, signe d'une potentielle vengeance.
Kadyrov de son côté, devenu incontournable aux yeux de Moscou, «anticipe peut-être déjà une défaite et l'effondrement de la Fédération de Russie pour garantir à la Tchétchénie une belle place dans le nouvel ordre russe», prévoit François Chauvancy.
« Le Kremlin craint une déstabilisation de la Fédération de Russie par ses sujets les plus instables, dont font partie les Tchétchènes », Dimitri Minic, chercheur spécialiste de la Russie à l'Institut français des relations internationales (Ifri).
Mais alors, comment expliquer que le dirigeant tchétchène ait été promu colonel-général par Vladimir Poutine, quelques jours seulement après ses critiques?
Pour Dimitri Minic, «c'est le signe que le Kremlin n'est plus en mesure de contraindre ses sujets» autrement qu'en leur versant des pots-de-vin, et que Moscou «craint une potentielle déstabilisation de la Fédération par l'une de ses régions les plus instables, à savoir la Tchétchénie».
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Des critiques murmurées par le Kremlin ?
Mais faire du Kremlin la victime de ces discours dissonants serait oublier sa capacité de manipulation. François Chauvancy, aussi docteur en sciences de l'information et de la communication, ne croit d'abord pas à l'émergence d'une dissidence au sein des élites. «Les élites dissidentes, elles se sont enfuies, et n'ont plus de pouvoir interne au régime», relate-t-il. «N'oublions pas que, depuis plusieurs mois, une vingtaine d'oligarques ont été victimes d'accidents. En termes de probabilité, c'est énorme», ironise le général.
Ce dernier émet plutôt l'hypothèse d'un discours soufflé par les équipes de Moscou. Avec pour intérêt celui de dédouaner Poutine de tout échec militaire, et d'accuser les généraux sur le terrain. «Et si Kadyrov exprimait ce que Poutine ne veut pas exposer sur la place publique, et qu'il a été promu pour cela?», s'interroge le général.
« Ces critiques ouvertes pourraient effectivement émaner d'un pilotage du Kremlin, qui cherche à se dédouaner des défaites en Ukraine », explique Dimitri Minic.
Faisant du seigneur de guerre tchétchène un pantin, le maître du Kremlin préparerait l'opinion publique à un durcissement du conflit, avec l'usage éventuel d'une arme nucléaire. «Vladimir Poutine a justifié l'invasion en présentant les Russes dans le Donbass comme des agressés, continue François Chauvancy. Avec cette nouvelle rhétorique défaitiste, Poutine ferait des Russes les victimes de l'Otan, désigné coupable des récentes pertes». Le président russe chercherait alors à ce que le peuple soutienne un effort de guerre plus intense, capable de rivaliser avec les armes livrées par l'Occident.
Les discours alarmistes des médias d'État iraient également en ce sens, bien qu'il ne soit pas exclu que les «journalistes» y officiant soient encore plus extrêmes que Vladimir Poutine.
Pour Dimitri Minic, la presse et la télévision pro-Kremlin, «très appréciées du public», seraient suffisamment libres pour «essayer de faire pression» sur les dirigeants russes, «jugés timorés», et les inciter à aggraver le conflit.
Toujours est-il que rallier la majorité de l'opinion publique à la cause nationaliste ne sera pas une mince affaire. Pour la première fois depuis le début de la guerre, Vladimir Poutine a perdu en popularité la semaine dernière, selon un sondage. En cause, la mobilisation partielle annoncée par le président russe.
« En refusant longtemps de déclarer la mobilisation, Poutine était paradoxalement peut-être plus lucide que quiconque sur l'état de la société russe, qui n'était pas prête à cette guerre », reprend Dimitri Minic.
Le sera-t-elle un jour? «Avec ces critiques d'élites, les Russes ont surtout l'impression qu'on les prépare à une défaite totale», résume François Chauvancy.
> Retrouvez l'article en intégralité sur le Figaro.
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