Héloïse Fayet : « Il y a une stagnation de la pensée stratégique de la France au Moyen-Orient »
Paris est la dernière capitale occidentale à faire de la lutte contre le terrorisme son fer de lance dans la région, au risque de créer une « rente sécuritaire » en Irak et en Syrie, et alors que la compétition s’aiguise sur les exportations d’armes vers les pays du Golfe, explique la chercheuse dans un entretien au « Monde ».
Alors qu’Emmanuel Macron doit se rendre en Jordanie, du 20 au 22 décembre – où des militaires français sont toujours déployés dans le cadre de l’opération « Chammal » –, la menace terroriste est presque éradiquée localement et la France devrait réexaminer sa stratégie, explique Héloïse Fayet. La chercheuse à l’Institut français des relations internationales, spécialiste des forces armées du Moyen-Orient, a publié, mi-novembre, une étude qui décortique la posture stratégique française dans la région.
Que fait encore la France au Moyen-Orient, alors que tous les regards sont tournés vers l’Ukraine ?
Aujourd’hui, la France est présente au Moyen-Orient autour de deux axes : la lutte contre le terrorisme et la protection de ses accès. Que ce soient ses accès aux énergies, avec l’approvisionnement en hydrocarbures, ou ses accès à la mer, de la Méditerranée à la mer Rouge et jusqu’au golfe Arabo-Persique, porte d’entrée vers l’océan Indien.
Pour atteindre ces objectifs, la France dispose d’environ 2 000 militaires au Moyen-Orient, ce qui en fait son deuxième terrain de déploiement après l’Afrique. Cela s’organise autour de trois pôles : l’opération « Chammal », qui, depuis 2014, regroupe 600 militaires répartis entre l’Irak, la Syrie et la Jordanie ; le Liban, avec 650 soldats au sein de la Finul, la force intérimaire des Nations unies ; Abou Dhabi, la capitale des Emirats arabes unis [EAU], qui sert de plate-forme logistique et où sont prépositionnés 650 militaires. Ces derniers sont le cœur de la position française dans la zone. Enfin, la France dispose d’ambassades dans tous les pays du Moyen-Orient, sauf en Syrie et au Yémen, où elles ont fermé en 2012 et en 2015.
A l’heure où la menace terroriste semble se réduire dans la zone irako-syrienne, les moyens militaires déployés par la France sont-ils encore adéquats ?
La menace terroriste est effectivement presque éradiquée. Plus de 1 100 attaques ont été revendiquées par Daech [organisation Etat islamique] en Irak en 2021, mais ce chiffre diminue d’année en année. Daech n’est presque plus capable de coordonner des attaques d’ampleur. Le groupe reste en revanche une menace sociale, voire politique, en Irak et en Syrie. Mais ce ne sont pas des problèmes que pourront régler l’opération « Chammal » ou les forces spéciales françaises avec la task force [force d’intervention] Hydra.
Les partenaires irakiens, kurdes, voire libanais, reconnaissent qu’ils ont moins besoin d’argent ou de ressources humaines que d’entraînements très spécifiques, de livraisons de matériel sur des segments précis et d’une aide politique pour sécuriser leur Etat ou leurs administrations locales. Mais, pour l’instant, la France ne se positionne pas, ou très peu, sur ce segment, faute de leviers efficaces. C’est symptomatique d’une forme de stagnation de la pensée stratégique de la France au Moyen-Orient depuis le pic de la menace terroriste, en 2015.
Y a-t-il donc, selon vous, un risque de constitution d’une « rente sécuritaire » en Syrie et en Irak ?
Les partenaires locaux n’hésitent plus à manipuler la menace posée par Daech. Quand ils ont besoin des forces étrangères, ils vont dire que la menace augmente, et quand la population commence à contester leur présence, la menace est minimisée. La présence occidentale, que ce soit celle des Français ou d’autres pays alliés, Etats-Unis en tête, est plus que jamais une rente géopolitique. L’argent injecté dans les forces de sécurité et les armements livrés risquent d’entretenir ce que la lutte contre le terrorisme prétendait combattre, notamment une fragmentation de la cohésion sociale.
L’opération « Inherent Resolve » [OIR], emmenée par les Etats-Unis depuis 2014, et sa composante française « Chammal » ont toutefois changé de posture en 2020…
Effectivement, à la suite de l’assassinat, le 3 janvier 2020, en Irak, par les Etats-Unis, de Ghassem Soleimani, le général iranien qui coordonnait les actions de certaines milices chiites en Irak et en Syrie, une partie du Parlement irakien a voté une motion demandant le départ des forces étrangères. La série d’attaques contre des bases occidentales, en janvier puis en mars 2020, ainsi que le début de l’épidémie de Covid-19 ont accéléré ce retrait.
La coalition internationale dont la France fait partie en a tiré les conclusions au printemps 2021, en faisant évoluer son dispositif et en entrant dans ce qu’elle considère sa dernière phase, dite « phase IV », soit celle de la « stabilisation ». Il n’y a plus, officiellement, de « combattants » étrangers occidentaux en Irak. OIR n’est plus là que pour fournir de l’entraînement, de l’appui ponctuel et du conseil, aux côtés d’autres missions dans le pays, comme celle de l’OTAN.
Quel est l’impact du désengagement des Etats-Unis du Moyen-Orient ?
Le départ des forces américaines d’Afghanistan, à l’été 2021, a pour l’heure un impact limité. Leurs forces ont retrouvé leur niveau de 2015, soit 36 000 militaires, après un pic de 46 300 atteint en 2017. Mais il s’agit plutôt d’un redimensionnement : la baisse des effectifs est forte en Irak, mais en hausse en Arabie saoudite. Quoi qu’en disent leurs partenaires locaux, le soutien des Etats-Unis reste fort, notamment en termes de ventes d’armes. La posture américaine évolue donc vers la compétition stratégique et s’éloigne de la lutte contre le terrorisme. La France est le dernier pays occidental à faire de la lutte contre le terrorisme son fer de lance dans la région, même s’il y a, depuis peu, un souci affiché de diversification des partenariats. En février, par exemple, a été inauguré un « dialogue stratégique » avec le Koweït.
La France se considère-t-elle comme plus exposée aux risques d’exportation du djihadisme ?
La menace terroriste existait avant l’opération « Chammal » et elle existera toujours. Il y aura encore besoin d’opérations ponctuelles de forces spéciales, ne serait-ce que parce qu’il demeure des combattants étrangers français au sein de Daech et d’autres qui sont dans des camps et des prisons en Syrie et en Irak. Mais ils font partie d’une menace qui doit être traitée avec une approche globale de contre-insurrection. Or, pour l’instant, les pays partenaires ne sont pas toujours intéressés ou en mesure de traiter les problèmes de fond qui y sont liés, notamment l’exclusion ou la stigmatisation des musulmans sunnites sur leur sol.
Comment faut-il considérer la politique de la France au Moyen-Orient, qui, comme les Etats-Unis, est beaucoup adossée à ses exportations d’armes ?
Quatre des plus gros clients français en termes de ventes d’armement sont des pays du Moyen-Orient : l’Arabie saoudite, l’Egypte, le Qatar et les EAU. Mais, paradoxalement, la France n’est pas un fournisseur si important que ça pour eux. Ces pays très riches ont aujourd’hui besoin d’équipements de plus en plus high-tech sur des segments très précis et n’hésitent plus à diversifier leurs importations. Ils font preuve d’un grand réalisme et exigent de plus en plus de transferts de technologie. Ce qui aide la montée en puissance de compétiteurs que l’on n’avait pas vus venir, comme la Chine ou Israël, en particulier depuis la signature en septembre 2020 à Washington, sous l’égide des Etats-Unis, des accords de normalisation – dits accords d’Abraham – entre Israël et les EAU et entre Israël et Bahreïn.
Cet été, les Emirats ont ainsi acquis le système israélien antimissile et antidrone Barak-8, d’une portée de 150 kilomètres, en complément d’un système de défense antiaérien baptisé Spyder 124. Et ce alors qu’en février, à la suite du tir sur Abou Dhabi de plusieurs missiles balistiques par les rebelles yéménites houthistes, la France avait immédiatement déployé des Rafale et installé un système de défense sol-air Crotale NG sur le territoire émirati.
Le partenariat de la France avec les EAU, qui inclut une « clause d’assistance » sécuritaire, est-il en danger ?
Pour l’instant, la relation reste très bonne. Les EAU sont un pays stable, leader de la politique sécuritaire des Etats du Golfe, et dans la région il n’y a actuellement pas d’alternative crédible. Mais la prudence est toujours nécessaire.
Juste après le début de la guerre en Ukraine, le 25 février, les EAU ont fait partie des pays qui se sont abstenus, aux Nations unies, de voter des sanctions contre la Russie. Ces dernières années, ils ont aussi fait le choix de l’opérateur de télécommunications chinois Huawei pour plusieurs de leurs infrastructures. La Chine a également obtenu, en 2018, une concession dans le port d’Abou Dhabi pour un terminal de conteneurs, ce qui a provoqué de vives tensions avec Washington, au point d’entraîner l’annulation d’un contrat de fourniture d’avions de chasse F-35. Enfin, les Emirats ont fait le choix de réchauffer leurs relations avec la Syrie en recevant, en mars, le président Bachar Al-Assad, car ils investissent beaucoup dans la reconstruction du pays, ce qui les place en porte-à-faux par rapport à la position occidentale.
L’intensification des opérations militaires turques en Syrie contre les Kurdes peut-elle bousculer d’autres équilibres pour la France ?
Il y a longtemps que la politique que mène la Turquie au Moyen-Orient ne correspond pas entièrement aux intérêts français, sauf en matière de lutte contre le terrorisme, puisque Ankara place en rétention les djihadistes français revenant de Syrie. Mais, avec le durcissement des opérations militaires récentes, il est nécessaire de s’interroger. La Turquie est membre de l’OTAN et est officiellement un allié. Or, le président Erdogan vise directement les forces kurdes que la France protège et entraîne, et personne ne semble avoir les moyens de le contenir.
Finalement, à l’image du conflit israélo-palestinien qui n’intéresse plus personne, la Syrie se transforme en conflit gelé qui dure depuis plus de dix ans et apparaît comme un laboratoire des tensions régionales, voire internationales. La guerre en Ukraine pourrait avoir des conséquences sur les équilibres en Syrie si Moscou se voit contraint de retirer ses forces pour les transférer en Ukraine. Plus largement, on observe un risque grandissant de vide sécuritaire. Alors que l’influence française, voire européenne, sur les dossiers de la région, comme le nucléaire iranien, est en perte de vitesse, il est urgent de repenser une stratégie et d’agir en conséquence.
> Retrouver l'intégralité de l'entretien dans Le Monde.
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