Huawei : « L’Europe est prise en étau entre deux écosystèmes technologiques puissants : Chine et Etats-Unis »
Pour Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internationales, « les faiblesses européennes sont bien connues : divergences politiques entre Etats membres, insuffisance du capital-risque… vulnérabilité face à des stratégies de puissance d’acteurs extérieurs... »
Dans le cadre du conflit qui oppose le gouvernement américain à Huawei, vous parlez d’un risque de balkanisation des technologies. Comment cela se traduit-il ?
On avait déjà constaté, depuis des années, une fragmentation de l’Internet et de sa gouvernance, avec des Etats, souvent autoritaires, qui ont constitué leur propre réseau, comme l’Iran, la Corée du Nord et Cuba. Mais, avec l’affaire Huawei, c’est désormais tous les fournisseurs de solutions technologiques qui sont concernés. De nombreux acteurs, dont le britannique ARM, au rôle primordial dans la conception des semi-conducteurs, a, par exemple, été contraint de cesser toute collaboration avec Huawei. Par un simple décret du président Trump, c’est toute la chaîne de valeur mondiale de la technologie qui est affectée. Mais il semble que l’administration Trump a largement sous-estimé la profonde interdépendance qui lie les fabricants et les fournisseurs chinois et américains.
La Chine a-t-elle les moyens de tenir tête aux Etats-Unis ?
La Chine de Xi Jinping revendique haut et fort sa « montée en puissance » technologique. Elle vise une autosuffisance numérique dans les secteurs les plus stratégiques avant de contester le leadership américain. Paradoxalement, le centralisme qui prévaut dans la politique chinoise constitue une limite aux ambitions et aux capacités du pays en matière d’innovation technologique. Par exemple, les grands plans stratégiques annoncés ces dernières années, dans l’automobile comme dans les semi-conducteurs, sont loin d’avoir abouti à une hégémonie de la Chine sur ces industries…
Et il serait erroné de sous-estimer la résilience des Américains, qui savent par ailleurs mobiliser leurs alliés, en particulier les Five Eyes (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni et Etats-Unis), y compris par le chantage au partage de renseignements, comme on l’a vu avec Berlin et Londres…
Comment l’affaire Huawei peut-elle peser dans l’épreuve de force commerciale entre Chine et Etats-Unis ?
La menace que Donald Trump fait peser sur Huawei sert pour un tiers à marchander dans sa négociation commerciale avec la Chine et pour deux tiers à permettre aux Etats-Unis de conserver sa prééminence technologique face à une entreprise qui est aujourd’hui celle qui maîtrise le mieux la technologie 5G – donc les standards. Les Américains montrent une très forte anxiété face à cette montée en gamme de la technologie chinoise.
Peut-on imaginer que la « Chinamérique » se dissolve ?
Donald Trump semble tenté par un découplage technologique entre les Etats-Unis et la Chine. Lequel a déjà commencé à se matérialiser avec le rachat de l’américain Cypress Semiconductor par l’allemand Infineon. Une limite apparaît toutefois sur le plan humain : les Américains ne pourront pas produire de l’expertise strictement « nationale ». Ils devront s’ouvrir comme ils l’ont toujours fait. Et, de ce point de vue, la politique migratoire très restrictive de Donald Trump constitue un réel obstacle au maintien de la prééminence numérique américaine.
Et l’Europe, dans tout cela ?
Le problème de l’Europe est d’être prise en étau entre deux écosystèmes technologiques aussi puissants, avec le risque, à terme, de sortir de l’Histoire par un dépeçage en règle de sa capacité d’autonomie politique et économique. C’est l’un des enseignements majeurs de cette affaire Huawei.
Les faiblesses européennes sont bien connues : divergences politiques entre Etats membres qui veulent conserver leurs prérogatives nationales, insuffisance du capital-risque… Et l’Europe reste vulnérable à des stratégies de puissance d’acteurs extérieurs : puissance financière, technologique et d’attraction des grands acteurs californiens, extraterritorialité du droit américain, célérité et centralisme de la prise de décision en Chine, conjuguées à une absence de considérations éthiques. Une force de l’Europe, néanmoins, réside dans son capital humain : c’est aussi en évitant la fuite des cerveaux et en formant massivement ses propres experts que le continent pourra s’affranchir de sa tutelle numérique – et donc peser sur la balkanisation des technologies qu’elle est la première à subir.
Plus globalement, le progrès technologique n’est-il pas menacé de ralentir ?
C’est l’un des risques possibles sur le plus long terme. Au fond, on assiste à la fin de l’ère de la global tech. L’effacement des frontières qui se conjugue à la puissance inédite dans l’histoire d’acteurs s’affranchissant des cadres nationaux se heurte désormais à des logiques de blocs, à un vif rejet du multilatéralisme et à un protectionnisme exacerbé. Il n’en demeure pas moins qu’en matière technologique, fermer les portes est contre-nature. Même à l’époque de la « guerre froide », la technologie traversait les blocs : le procédé Secam, inventé par la France pour contrer les systèmes NTSC américain et PAL allemand, s’est exporté en URSS.
A terme, structurer deux blocs sino-américains rivaux et étanches pourrait conduire à un durcissement de l’ensemble des politiques nationales vis-à-vis du champ numérique. Finalement, on vit peut-être un nouveau moment hobbesien en matière technologique : des Etats se percevant tous comme rivaux, mus par des logiques souverainistes, chercheraient à imposer chacun leurs technologies, concrétisant ainsi la fragmentation que l’on observe depuis quelques années.
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