« Il faut du temps pour rattraper des décennies de désarmement »
Entretien avec Thomas Gomart, historien, directeur de l’Ifri (Institut français des relations internationales), grand spécialiste de géopolitique, il vient de publier "Les Ambitions inavouées : ce que préparent les grandes puissances", (Tallandier, 2023).
Emmanuel Macron a-t-il reconfiguré l’armée depuis son accession au pouvoir ?
Sa présidence est marquée par la décision de relancer de manière significative les dépenses militaires là où elles avaient été diminuées par ses quatre prédécesseurs, comme chez certains de nos voisins. Les Européens désarment depuis le début des années 1970, et ont continué à le faire après le 11 septembre 2001, alors que les autres puissances - Chine, États-Unis, Russie, Arabie saoudite ou Turquie, par exemple - ont, depuis cette date, engagé leur réarmement. La nouvelle loi de programmation militaire marque aussi la fin du « cycle des opérations extérieures » en Afghanistan, au Levant ou au Sahel, qui a suivi le 11-Septembre. Depuis son arrivée au pouvoir, en 2017, Emmanuel Macron souhaitait mettre un terme à l’opération Barkhane au Mali déclenchée par François Hollande. Ce retrait n’est intervenu qu’en février 2022, au moment de l’invasion de l’Ukraine.
Parallèlement, dès 2017, Emmanuel Macron lançait une loi de programmation militaire (LPM) pour « réparer » les forces armées. Un rapport parlementaire a, par exemple, souligné l’état catastrophique de la flotte d’hélicoptères. L’artillerie sol-air a été gravement négligée à force de mener des opérations contre des forces sans capacités aériennes. Et la France, comme les
autres pays européens, a pris un très lourd retard dans le domaine des drones. Avec la prochaine LPM, il s’agit de « transformer » les armées.
Y a-t-il une « remontée en puissance », comme l’évoque le ministère des Armées ?
II y a une volonté de transformer l’outil. Pour mémoire, la France ne dispose plus que de 200 chars Leclerc et a un parc aérien comparable à...celui de Singapour. On ne rattrape jamais en quelques années des décennies de désarmement. II y a des enjeux industriels, de coûts, de délais. Et il y a surtout la stratégie poursuivie. D’une certaine manière, Macron a cinq ans d’avance sur ses partenaires européens, mais trop de retard par rapport aux puissances concurrentes. II s’agit d’essayer de retrouver de « l’épaisseur » en reconstituant des stocks de munitions. Cet effort devrait aussi être intellectuel ; quels sont les scénarios crédibles d’engagement à moyen terme ?
La loi de programmation militaire est-elle adaptée à ces enjeux ?
Oui et non. II n’y a pas assez de débat public sur cette loi. Ce serait pourtant nécessaire. D’abord, pour mieux comprendre la dégradation, très rapide, de l’environnement stratégique. Ensuite, en raison des sommes engagées. L’effort porté par la nation est considérable puisque la prochaine loi de programmation militaire est estimée à 413 milliards d’euros pour 2024-2030, alors que la dernière a une enveloppe de 295 milliards. C’est plus de 100 milliards d’investissements supplémentaires sur la période ! Pourtant, sans inflation trop forte ni choc extérieur, on restera au mieux dans l’étiage actuel. D’abord en raison de l’augmentation des coûts, ensuite, à cause de la « bosse budgétaire », cette pratique qui a conduit à différer le paiement de nombreux programmes en reculant toujours plus loin les échéances pour certains équipements lourds. On paye donc pour le passé avant de pouvoir investir pour l’avenir.
La France manque-t-elle de lucidité quant aux moyens de sa puissance ?
Elle entretient un discours sur sa position de première puissance militaire européenne qui est un double trompe-l’oeil : vis-à-vis de l’opinion, qui se croit protégée, et des autres Européens, qui envisagent leur sécurité à travers l’Otan. Toutes choses égales par ailleurs, notre situation militaire rappelle un peu les années 1930, lorsque nous nous présentions comme la meilleure armée du monde alors même que notre outil industriel s’est, en fin de compte, montré incapable d’absorber le réarmement décidé par le Front populaire. En juin, le président de la République a annoncé vouloir passer à une « économie de guerre », une expression qui peut étonner ! Cette annonce avait pour but de mettre sous tension la base industrielle et technologique de défense, constituée de grands groupes internationaux et d’une cascade de sous-traitants. Mais cette pression n’a pas de sens sans une mise sous tension du secteur bancaire permet tant de financer ce secteur clé pour notre souveraineté.
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