La croix et la bannière : le monde selon Vladimir Poutine
Avec la guerre en Ukraine, le président russe conclut deux décennies de révolution conservatrice cimentée par la religion et le nationalisme. Les arguments mobilisés pour justifier l’invasion s’inscrivent dans un moule de pensée hétéroclite mis au service d’un patriotisme exacerbé.
Sonder les cœurs et les reins est une prérogative de Dieu, prévient l’Ancien Testament. Surtout lorsque ce cœur et ces reins appartiennent à un homme qui dirige depuis vingt-deux ans le plus vaste pays du monde, de surcroît forgé par trois décennies dans les services secrets – KGB puis FSB. Une autre Bible, celle du pouvoir qu’est Le Prince de Machiavel, pourrait mieux aider à le décrypter : « Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes. » Car celui qui justifie aujourd’hui l’invasion de l’Ukraine au motif qu’il s’agit d’une « partie indivisible » de l’« espace spirituel » russe est le même qui, répondant il y a quinze ans à une question sur sa foi, expliquait presque timidement : « Il n’est pas possible aujourd’hui d’avoir une moralité séparée des valeurs religieuses. Je ne m’étendrai pas, car je ne veux pas imposer mes vues aux personnes qui ont des opinions différentes. »
« Les convictions personnelles de Poutine, je crois que personne ne les connaît », assure Michel Eltchaninoff. L’essayiste spécialiste de la philosophie russe parle en connaissance de cause : il a tenté durant plusieurs mois de voir le monde à travers ses yeux pour écrire Dans la tête de Vladimir Poutine (Solin/Actes Sud, 2015), qui vient de reparaître augmenté d’un chapitre. « Des sources informelles de l’Eglise disent qu’il n’est pas spécialement orthodoxe », certifie même Nikolaï Mitrokhine, selon qui le sujet intéressait plutôt son épouse Lioudmila, dont il a divorcé en 2014. Pour cet historien et sociologue russe associé au Centre d’études d’Europe de l’Est de l’université de Brême, Vladimir Poutine « utilise juste l’Eglise pour quelques rituels », dans une mise en scène destinée à montrer l’exemple aux élites du pays. Car Vladimir Poutine aime afficher sa foi de chrétien orthodoxe.
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Unité spirituelle détruite
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En 2007, Vladimir Poutine lançait de son côté un programme également nommé « Monde russe » – notamment destiné à une promotion de la langue – en évoquant l’orthodoxie comme « l’un des fondements spirituels » du concept, écrit Anastasia Mitrofanova, titulaire d’une chaire de science politique à l’université orthodoxe russe de Moscou. Mais, à l’époque, les visions du patriarche et du président ne sont pas identiques. C’est même une dissonance qui éclate en 2014, lorsque Vladimir Poutine justifie son action en Ukraine par la défense d’un « Russkij mir » à la tonalité ethnique, au nom duquel il s’autorise à intervenir au Donbass.
Kirill, pourtant invité, ne se rend pas à la cérémonie de rattachement de la Crimée à la Russie, et préfère alors évoquer le « potentiel pacificateur » de l’Eglise. Le patriarche est alors soucieux de ne pas s’aliéner la branche ukrainienne sous son égide. Huit ans plus tard, et alors que l’Eglise orthodoxe d’Ukraine – l’une des principales du pays – est devenue autocéphale en 2018-2019, passant du giron russe à celui de Constantinople, la convergence est devenue totale entre Vladimir Poutine et Kirill sur le sujet. Le patriarche avalise haut et fort la lecture spirituelle de l’invasion : dans une homélie qui a fait scandale, le 27 février, il a qualifié de « forces du mal » ceux qui « ont toujours combattu l’unité de la Russie et celle de l’Eglise russe ».
Cet alignement extérieur en suit un autre, spectaculaire, à l’intérieur des frontières. Il s’enracine dans les troubles qui précèdent le troisième mandat de Vladimir Poutine. Au cours de l’hiver 2011-2012, on assiste à une vague inédite de manifestations contre son retour au Kremlin. « Ces contestations le confirment dans ses convictions que la démocratie et les droits de l’homme sont des risques pour son régime », explique Tatiana Jean, directrice du Centre Russie/NEI de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
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Un « test de loyauté » envers l’Occident
L’homosexualité est « omniprésente pour Vladimir Poutine, qui l’année dernière faisait encore un long développement expliquant qu’en Europe les enfants doivent choisir leur sexualité à 10 ans », complète Tatiana Jean.
Cette phobie de l’homosexualité, Kirill la partage aussi. Dans un sermon consacré à l’Ukraine, le 6 mars, le patriarche a – sérieusement – évoqué l’existence d’un « test de loyauté » envers l’Occident, destiné à asservir le Donbass : l’organisation d’une Gay Pride. L’objectif de ce test serait de « démontrer que le péché est une variante du comportement humain ». Depuis sa cathédrale du Christ-Sauveur, le patriarche affirme : « Nous savons que si des personnes ou des pays rejettent ces demandes, ils ne font pas partie de ce monde, ils en deviennent des étrangers. » La religion est ainsi devenue le socle du conservatisme de Vladimir Poutine, mais aussi d’un impérialisme travaillé par cette « Idée russe » formulée par plusieurs grands esprits nationaux, de l’écrivain Fiodor Dostoïevski (1821-1881) au philosophe Nicolas Berdiaev (1874-1948), fondée sur la conviction que la Russie porte une mission spirituelle pour le monde.
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Militarisation de l'enseignement
« La seconde guerre mondiale est presque devenue une deuxième religion en Russie », confirme Tatiana Jean.
Ce culte a déjà bouleversé l’enseignement : « La Russie est probablement le pays du monde avec le plus grand pourcentage d’enfants en âge scolaire ayant eu l’occasion de porter un uniforme militaire et de manipuler des armes », détaille Olga Konkka, spécialiste du monde slave, dans une note de l’IFRI (« Quand la guerre s’invite à l’école », 2020). Selon la chercheuse, cette militarisation de l’enseignement « contribue largement à la diffusion de l’idée selon laquelle, depuis toujours, la Russie a été entourée d’ennemis cherchant à l’envahir ».
> L'article en intégralité sur Le Monde.
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