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« La défiance entre Chine et États-Unis n’a jamais été aussi grande depuis 1978 »

Interventions médiatiques |

entretien par Laurent Marchand paru dans

  Ouest-France
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La crise sanitaire et économique provoquée par l’épidémie en cours aura aussi des répercussions sur les équilibres entre puissances internationales. Notamment entre la Chine, les États-Unis et l’Europe. Thomas Gomart, directeur de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) insiste en particulier sur l’enjeu numérique, au cœur de ces luttes d’influence. 

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Il est l’auteur de « L’Affolement du monde, 10 enjeux géopolitiques », aux éditions Tallandier/Texto.

La Chine ressortirait-elle affaiblie ou renforcée de cette crise du Covid-19 ? Comment la globalisation va-t-elle évoluer ? Que nous enseigne l’épidémie en cours ? Autant de questions qui agitent le débat entre spécialistes des relations internationales.

 

Tout le monde fait des prévisions, en projetant ses convictions. Mais qu’est-ce qui va déterminer le monde d’après ?

L’état d’esprit, c’est-à-dire la capacité de mobilisation de ressources morales pour agir maintenant et penser l’après. La deuxième chose, ce sont les capacités économiques ; il va y avoir de profonds effets avec des gagnants et des perdants. Enfin, la transformation de la question sociale avec la centralité des plates-formes numériques. On assiste à la faveur de cette crise sanitaire à une redistribution de puissance, qui devrait nous encourager à pas être uniquement focalisés sur la dimension sanitaire car ce qui se joue, en arrière-plan, c’est bien la suprématie technologique.

Ce qui est en train de changer ce sont donc les rapports de puissance classique, ainsi que le creusement des inégalités engendrées par cette crise. Entre régions, entre pays, au sein des régions, au sein des pays. Et surtout ente des États qui cherchent à se transformer en réseaux et des plates-formes qui exercent des fonctions régaliennes.

 

L’enjeu numérique au cœur de l’affrontement

Avant le virus, on débattait abondamment du bras de fer en cours sur le numérique, entre la Chine, les États-Unis et l’Europe qui essayait d’exister. Qu’est-ce que la crise change ?

Sur ce point précis, c’est très préoccupant pour les Européens. En fait, la confrontation entre la Chine et les États-Unis n’est pas totale, mais multiforme. Et elle passe en partie par le truchement des plateformes numériques. Il y a des phénomènes d’allégeance de ces plateformes numériques aux autorités publiques, complète dans le cas chinois, partielle dans le cas américain. La difficulté pour les Européens, c’est d’être de plus en plus tributaires de ces plates-formes, qui façonnent les activités sociales, politiques et économiques. Le covid-19 est en train de faire exploser la notion de vie privée, à laquelle les Européens sont attachés. En même temps, il montre à quel point la maîtrise des données, leur génération, leur stockage et leur exploitation, est devenu un enjeu central.


Les Européens risquent de sortir de cette séquence appauvris, désunis et hébétés. Cet enjeu était pourtant identifié ?

Oui, mais les Européens ont fait un pari. Exister par la régulation. C’est la logique du RGPD entré en vigueur en mai 2018 pour répondre à l’affaire Snowden, et limiter le siphonnage des données européennes par les plates-formes américaines, qui offrent des services auxquels les Européens ne sont nullement prêts à renoncer.

Mais le RGPD protège les données de « consommateur ». Or, le développement des applications de traçage illustre l’urgence de repenser les termes de la protection personnelle. Par ailleurs, le déploiement de la 5G va augmenter de manière spectaculaire la génération de données, notamment dans le domaine industriel. La difficulté principale pour les Européens est de ne pas disposer d’acteurs industriels capables de rivaliser avec les plateformes de base américaines ou chinoises. Ils sont dans une dépendance numérique.

Pour en sortir, ils proposent la régulation car ils ont perdu l’industrialisation. C’est un problème de taille critique. Par rapport aux GAFAMI (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, IBM), ou aux BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) chinois, il y a des effets d’asymétrie qui vont peser lourd. Il est urgent pour les Européens de réfléchir et d’identifier les secteurs stratégiques sur lesquels il faut absolument essayer de préserver ce qui peut l’être, sinon ils risquent de sortir de cette séquence appauvris, désunis et hébétés.


Le bras de fer États-Unis/Chine devient plus tendu ?

Évidemment. Le niveau de défiance n’a jamais été aussi élevé depuis 1978. La coopération des années qui ont précédé l’entrée de la Chine dans l’OMC, en 2001, a laissé place à une forme de compétition entre 2001 et 2008. Depuis la crise financière de 2008, cette compétition s’est transformée en une confrontation ouverte, en particulier dans le cyberespace. Actuellement, nous traversons une période hautement sensible ; les enjeux de la campagne électorale américaine portent sur la gestion de crise proprement dite mais aussi le rapport aux institutions multilatérales et le positionnement vis-à-vis de la Chine.

Alors que Pékin a fait de cette crise un vecteur de promotion de son modèle politique, bien au-delà de ses frontières, au prix d’une propagande caricaturale, l’administration Trump s’est recroquevillée sur elle-même.
 

Remise en cause du système de l’ONU

Washington retire ses financements à l’OMS au moment où la coopération sanitaire est vitale…

Ce retrait est à interpréter dans la logique de Trump, de déconstruction systématique du multilatéralisme depuis son premier jour à la Maison Blanche. En ce sens, il est très cohérent. En revanche, ce qu’il laisse apparaître, c’est le retrait programmé du système onusien dans toutes ses composantes. Et cela est mécaniquement exploité par la Chine aujourd’hui. Et peut-être demain par l’Inde si elle en est capable. Cela devrait aussi se traduire par une remise en cause du cœur du système onusien, à savoir le Conseil de sécurité.

 

Sur la 5G on voit le débat d’un possible retournement de position au Royaume-Uni. L’Europe est le théâtre d’un affrontement sino-américain un peu comme elle a pu l’être entre Américains et Soviétiques ?

Dans le domaine technologique c’est très clair, avec une grande différence par rapport à la guerre froide. Cette fois la technologie et l’innovation ne viennent plus des régimes démocratiques et ouverts, mais d’un régime autoritaire, extraverti mais opaque. Autre grande différence, c’est que par rapport aux grandes offres de 5G proposées par la Chine, les États-Unis n’ont pas d’acteur industriel à opposer. Ils s’en remettent à des acteurs comme le coréen Samsung, les européens Ericsson et Nokia. Troisième élément, le déploiement de la 5G se joue dans les quatre prochaines années, qui seront évidemment des années de profonde crise économique en Europe. Il va être très difficile pour les Européens de rester dans la course technologique dans ces conditions.


Pourquoi la 5G est-elle si décisive ?

Parce qu’elle va être l’accélérateur de la nouvelle génération de données, elle accompagne l’avènement de l’internet des objets. On était dans une phase, ces dernières années, où on parlait des données personnelles. Maintenant l’enjeu porte sur toutes les données industrielles ou générées par l’interconnexion entre objets. Il y a effectivement un enjeu décisif pour le maintien d’une autonomie de production.


La montée en puissance de la Chine n’est pourtant pas une surprise…

Ni ses ambitions technologiques. Il faut repartir de la dérégulation du secteur des télécommunications, aux États-Unis et en Europe, dans les années 1990 qui a obligé des sociétés à l’époque solides à aller sur le marché chinois. Leur implantation s’est faite au prix de transferts technologiques. Elles ont pu y aller en acceptant des transferts de technologie. En 1999, le patron de Nortel déclarait, par exemple, « notre avenir est en Chine ». En 2009, il faisait faillite.

Pendant toutes ces années, la Chine a construit un appareil basé sur des transferts systématiques de technologie et aussi sur du vol de propriété intellectuelle. C’est cette politique d’ouverture et de dérégulation qui a permis à la Chine, compte tenu aussi de la nature de son régime politique puisqu’elle n’a jamais abandonné sa logique de puissance, de se retrouver aujourd’hui en situation de force sur la 5G.


Les inégalités vont être lourdes en sortie de crise. Redoutez-vous une crise sociale ?

Difficile de répondre à cette question car le climat social était très différent avant la crise. Au niveau global, quatre milliards de personnes confinées, ce sont des corps bloqués mais de cerveaux qui fonctionnent. Comment va se canaliser tout ce travail psychique global ? C’est un enjeu difficile à prévoir de la sortie du confinement.

En Europe, par exemple, les situations en Allemagne et en France diffèrent. La Chancelière a retrouvé des niveaux de popularité très élevés, alors que l’exécutif en France ne bénéficie pas du même soutien de l’opinion. Les diverses contestations sociales en France pourraient se réactiver d’autant que notre débat politique est beaucoup plus clivé qu’il ne l’est en Allemagne. Cela dit, il y a aussi la nécessité de remettre l’appareil productif en marche rapidement pour atténuer les effets économiques de la crise.


Relocaliser ?

Reconstituer des stocks stratégiques ? Sur les chaînes d’approvisionnement, il y a aura un après, jusqu’où vont-elles être remises en cause ?

Le principe de la relocalisation, il faut peut-être le tempérer en rappelant que les économies européennes sont parmi les plus ouvertes au monde et, à ce titre, attirent un volume très significatif des investissements internationaux. Si les groupes européens relocalisent, leurs concurrents vont aussi le faire. Une partie de la richesse générée aujourd’hui en Europe l’est par des entreprises qui, par définition, sont multinationales. Et pour lesquelles le niveau de résultat dépend de l’optimisation de leur implantation internationale. Cela a des incidences sur la fiscalité, qui reste un instrument décisif des États. La crise va-t-elle encourager une convergence fiscale ou, au contraire, l’inverse ? En Europe, et en France en particulier, elle risque d’accentuer le différentiel entre les grands groupes et le reste du tissu économique, qui subit la mondialisation plus qu’il n’en bénéficie.


Finis les flux, retour aux stocks ?

Ce n’est pas aussi tranché même s’il va falloir réapprendre à constituer des stocks dans un certain nombre de secteurs critiques. Cela aura un coût et un effet sur les prix. Les flux de données vont continuer à croître. Par ailleurs, nous allons assister à la poursuite du découplage sino-américain dans des secteurs stratégiques. Mais là encore, il faudra faire preuve de discernement car tout n’a pas vocation à être qualifié de « stratégique » et la division internationale du travail ne va pas changer du jour au lendemain. Au moins six secteurs méritent une attention particulière. L’armement évidemment sans lequel aucune autonomie n’est envisageable, l’alimentaire avec des recompositions et les Européens ont sur ce point des atouts…


Et les Chinois des faiblesses…

Oui… Même s’ils ont beaucoup progressé dans le domaine de l’armement. Il faut ajouter le secteur de l’énergie, appelé à de profondes transformations en raison de la contrainte climatique. Le covid-19 rappelle qu’il faut repenser les termes d’une souveraineté sanitaire à la fois pour les équipements mais aussi pour certains types de médicaments, produits désormais à plus de 80 % en Inde et en Chine.

Sans oublier, évidemment, le numérique. Dans ce domaine, il faut très vite s’intéresser à l’enseignement qui va être un enjeu crucial. La crise a complètement transformé le marché de l’enseignement à distance ce qui pose des questions sur la gestion des données aussi sensibles que celles liées à la santé.


La politique internationale, un rapport de force avant tout


Le climat, sacrifié de la sortie de crise ou une occasion à saisir ?

On voit bien le débat se dessiner entre les tenants d’une reprise économique classique pour atténuer les effets du chômage et les tenants d’une accélération de la dé-carbonisation. Dans le discours, les autorités européennes défendent le Green deal, qui correspond aussi aux aspirations des opinions, et en particulier de la jeunesse. Cela dit, la politique consiste aussi à faire des choix en fonction des forces en présence…


Profiter de la rupture pour innover n’est donc pas acquis…

Non, bien sûr car la politique internationale est un rapport de force avant d’être un débat d’idées.

 

Par Laurent Marchand pour Ouest-France

> Lire l'interview sur le site d'Ouest-France

 

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Thomas GOMART

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