Le bilan paradoxal de Jacques Chirac en politique étrangère
Président de 1995 à 2007, Jacques Chirac a marqué de son empreinte la politique étrangère française. Au lendemain de son décès, son opposition résolue à l'intervention anglo-américaine en Irak en février 2003 a été présentée comme le temps fort de sa présidence.
Cette opposition, construite avec Berlin et Moscou, avait suscité un fort retentissement international. Elle traduisait une appréciation juste des rapports de force au Moyen-Orient et des risques d'échec stratégique encourus par Washington, Londres et leurs alliés.
Dans l'opinion française, elle s'inscrivait dans la tradition gaullo-mitterrandienne d'indépendance à l'égard des États-Unis. Seize ans plus tard, la diplomatie française s'y réfère toujours pour tenter d'en maintenir l'écho.
À trop se focaliser sur ce coup d'éclat diplomatique, on risque fort de commettre un contresens historique, préjudiciable à l'analyse et à la conduite de notre politique étrangère. Tout d'abord, il faut constater une torsion mémorielle qui consiste à interpréter l'héritage gaulliste davantage comme expression d'une volonté d'indépendance à l'égard de Washington que comme manifestation d'une fidélité d'allié occidental. Ensuite, le « non » de 2003 ne modifia en rien le cours des événements et se traduisit, dès l'été de la même année, par des tentatives pour retrouver les faveurs américaines. « Geste gaullienne ou tournant pacifiste ? », se demande encore le général Henri Bentégeat dans un livre indispensable pour comprendre le fonctionnement du système politico-militaire sous Mitterrand et Chirac1.
Plus profondément, la non-intervention de 2003 masque la reconfiguration de l'outil militaire français à fin précisément d'intervention. Tout juste élu, Jacques Chirac prend deux décisions décisives. En mai 1995, la première est d'ordonner la reprise de vive force du pont de Vrbanja, à Sarajevo, tombé aux mains des Serbes. À l'amiral Jacques Lanxade qui lui présente le bilan de l'opération (deux morts et dix-sept blessés), il répond brutalement : « Et alors ? Quand j'étais en Algérie, l'escadron que je commandais avait des morts et des blessés tous les mois. » Un mois plus tard, il annonce à la télévision une campagne de huit essais nucléaires pour garantir la fiabilité de la dissuasion, en dépit des nombreuses protestations internationales. Au terme de cette campagne, la France devient pionnière en matière de désarmement nucléaire et ramène l'arsenal français à un « niveau de stricte suffisance » pour dissuader un agresseur potentiel. Réaffirmation du nucléaire et renouvellement de la doctrine d'intervention le conduisent à opter pour une armée de métier en évitant tout débat public sur le sujet. « Notre outil de défense est totalement inadapté », déclare-t-il dans un discours télévisé en février 1996. Sentant le bénéfice politique à tirer auprès de l'opinion, il impose sa décision aux militaires en insistant sur la nécessaire interopérabilité à améliorer avec nos alliés.
La période 1995-1997 marque un tournant, qui annonce l'adaptation de l'outil militaire aux interventions extérieures. Paris va refuser de participer à des opérations de maintien de la paix sous mandat des Nations unies sans règles d'engagement claires et sans moyens de riposte proportionnés et, progressivement, privilégier le cadre de l'Otan pour intervenir. Jacques Chirac engage la France dans l'opération « Force alliée » en mars 1999, qui se passe de l'accord du Conseil de sécurité pour intervenir au Kosovo. Cette décision affaiblit l'autorité du Conseil de sécurité à laquelle Paris se montre toujours attaché et provoque une fracture profonde avec Moscou et Pékin dont les effets se font toujours sentir. Au lendemain du 11 septembre, Jacques Chirac apporte un soutien immédiat à l'allié américain. Même s'il considère que l'Asie centrale n'entre pas dans le champ des intérêts nationaux, il décide du déploiement militaire en Afghanistan dans le cadre de l'Otan. En Afrique, Jacques Chirac cherche à européaniser les engagements militaires en lien avec les organisations panafricaines. En novembre 2004, après l'attaque du camp français de Bouaké (Côte d'Ivoire), il ordonne la destruction de tous les avions et hélicoptères ivoiriens. Au bilan, c'est autant la non-intervention en Irak que la construction d'un outil militaire expéditionnaire aguerri qu'il faut retenir. Les successeurs de Jacques Chirac partagent, eux aussi, cette interrogation fondamentale sur l'efficacité des interventions militaires.
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