« Les élites politico-militaires russes croient que le monde leur est hostile et que les Etats-Unis sont omniscients »
En lançant une guerre ouverte avec l’Ukraine, Moscou semble avoir rompu avec sa stratégie de contournement de la lutte armée interétatique héritée de la fin de la guerre froide, analyse Dimitri Minic, spécialiste de la pensée stratégique russe, dans une tribune au « Monde ».
Dans son discours de célébration de l’annexion de la Crimée, le 18 mars 2014, Vladimir Poutine déclarait : « En somme, nous avons toutes les raisons de croire que la fameuse politique d’endiguement de la Russie, qui a été menée aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles, se poursuit aujourd’hui. » Loin d’être isolée, cette perception de l’histoire et du monde est largement partagée parmi les élites politico-militaires russes. Ces dernières étaient convaincues que l’Union soviétique avait été battue après la guerre froide, lors d’un conflit indirect pensé et orchestré par Washington pour détruire le pays.
Forts de cette croyance, les stratèges russes ont dès le début des années 1990 théorisé le contournement de la lutte armée interétatique comme moyen d’atteindre les objectifs politiques et stratégiques de Moscou. Cette longue réflexion a porté ses fruits lorsque le chef d’état-major général russe, Valéri Guerassimov, a exposé, en 2013, l’importance considérable prise par les moyens non militaires (notamment informationnels, cybernétiques, économiques et diplomatiques) et militaires indirects (forces spéciales et paramilitaires, ou démonstrations de force) dans la confrontation interétatique. Si Moscou a mis en œuvre cette stratégie indirecte un peu partout dans le monde, de l’Europe à l’Afrique en passant par l’« étranger proche », l’Ukraine fut, dès 2004, et plus directement depuis 2014, un véritable laboratoire de tout ce que la stratégie indirecte peut compter d’instruments d’influence, de pression et d’action sous le seuil de la lutte armée interétatique.
Vision du monde anxiogène
Pourtant, le 24 février, Vladimir Poutine a déclenché une guerre ouverte contre l’Ukraine. Plusieurs facteurs l’ont poussé à prendre cette décision qui représente, en apparence seulement, une rupture stratégique. Si les stratèges russes ont jusqu’à présent privilégié le contournement de la lutte armée interétatique pour atteindre les objectifs de l’Etat, ils n’ont ni exclu la possibilité de la mettre en œuvre ni délaissé sa conceptualisation. Il serait donc plus juste de parler d’« option extrême » que de rupture stratégique.
Pour comprendre ce choix extrême du président russe, il est nécessaire de prendre en compte la représentation qu’ont les élites politico-militaires russes de l’environnement stratégique. Cette vision est d’abord traversée par des croyances centrales : le monde est hostile à la Russie d’une part, et les Etats-Unis sont omniscients et omnipotents d’autre part. Elle est aussi marquée par un mode de pensée spécifique : à la fois une relative négation de l’autonomie de l’individu et des volontés collectives spontanées et une difficulté à concevoir que des événements puissent être le fait du hasard, et non forcément d’une manipulation.
Cette perception a des effets paradoxaux. D’un côté, elle a permis à la Russie de mener une réflexion rationnelle sur la stratégie, en prenant en compte l’expérience occidentale (même fantasmée), les faiblesses politiques et économiques du pays, ainsi que le contexte de la mondialisation. Ces constats exhortaient le Kremlin à privilégier les stratégies indirectes. De l’autre côté, cependant, cette vision du monde est si anxiogène qu’elle porte en elle les germes d’actions pulsionnelles, émotionnelles et, somme toute, risquées, voire contre-productives.
Prisme conspirationniste
Le pragmatisme prêté à Vladimir Poutine devrait être relativisé : comme les élites politico-militaires, le président russe est marqué par des croyances et une expérience susceptibles de l’éloigner d’une évaluation objective du rapport de force dans sa globalité et dans le temps long. D’ailleurs, ce type de coups de force, fondés sur cette vision biaisée de la réalité et in fine contre-productifs, ne sont pas nouveaux dans l’histoire russe. Ainsi, Staline a cherché en 1948 à évincer les Occidentaux de Berlin en organisant un blocus de la ville, ce qui a non seulement échoué, mais a poussé les alliés occidentaux à créer l’OTAN.
Plus généralement, l’étude des archives du KGB a montré combien le prisme conspirationniste a pu guider les analyses et les actions de ce service, comme en Tchécoslovaquie en 1968, où ses agents ont vu dans l’insurrection un complot « impérialiste » et ont persuadé le Politburo d’agir en conséquence. Cela a pu conduire à des actions absurdes : le KGB, pour légitimer un coup de force de Moscou, est allé jusqu’à fabriquer des preuves de ce prétendu complot, encore trop bien dissimulé, pensait-il, sans jamais pour autant douter de son existence. Le cas de la guerre soviétique en Afghanistan est également très éclairant. Les points communs entre les décisions d’envahir ce pays en 1979 et l’Ukraine en 2022 sont nombreux et révélateurs de la culture stratégique russe, et potentiellement porteurs de conséquences analogues, jusqu’à l’effondrement du régime.
L’analyse de la littérature militaire et politique russe des trente dernières années montre que cette perception du monde est non seulement largement partagée, mais inculquée aux nouvelles générations, notamment dans l’armée et les services spéciaux. Plus qu’une idéologie, elle est un mode de pensée, qui s’est largement épanoui durant la période soviétique, et dont l’imprégnation complique grandement les relations entre la Russie et les pays occidentaux. Ainsi les sanctions massives et l’aide variée que les pays occidentaux accordent à l’Ukraine n’ont pas d’effet dissuasif. Bien au contraire, elles sont d’abord et avant tout perçues par les élites politico-militaires russes comme une confirmation que l’objectif est bel et bien de détruire la Russie. En définitive, ces mesures de rétorsion occidentales ont tendance à conforter Moscou dans l’idée que cette guerre, même si des désaccords existent sur la façon de la mener, était juste et nécessaire.
Dimitri Minic est chercheur au centre Russie/NEI de l’Institut français des relations internationales. Docteur en histoire des relations internationales de Sorbonne Université, ses recherches portent sur la pensée et la culture stratégiques russes.
> La tribune disponible sur Le Monde.
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