Les enjeux de la visite de Mohammed Ben Salman en Europe
Jeudi 28 juillet 2022, le président Macron recevait Mohammed Ben Salman Bin Abdulaziz Al-Saoud, prince héritier d’Arabie saoudite à l’Elysée pour un dîner de travail.
Une visite qui suscite la colère des associations de défense des droits de l’homme, qui estiment que cette visite est une manière de blanchir « MBS » de ses crimes. La chercheuse (IFRI) et spécialiste des questions de défense au Moyen-Orient, Héloïse Fayet, analyse les enjeux de cette première visite en Europe du prince saoudien depuis l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018. Entretien.
Est-ce que ce retour en grâce de MBS vous surprend ?
Ce n’est pas vraiment une surprise. La réhabilitation d’MBS remonte à décembre 2021, lorsqu’Emmanuel Macron s’est rendu en Arabie Saoudite et devenait ainsi le premier dirigeant européen à effectuer une visite dans le pays depuis l’assassinat de Khashoggi. A partir de ce moment-là, le dialogue Occident-Arabie Saoudite avait repris officiellement. La visite de Joe Biden à Djeddah il y a deux semaines a constitué une sorte de feu vert définitif à la réintégration de MBS sur la scène internationale.
Les associations de droits de l’homme estiment que recevoir MBS à l’Elysée est une manière de le blanchir de ses crimes. Une fois encore les droits de l’homme sont sacrifiés sur l’autel de la realpolitik ?
S’il est bien sûr indispensable de s’inquiéter du respect des droits humains dans les pays du Golfe, les gouvernements occidentaux sont confrontés à un dilemme et doivent trouver un équilibre entre ce sujet et la situation internationale actuellement très tendue. Le réalisme est en effet de mise du fait de la guerre en Ukraine. Cela ne veut pas dire que les droits humains ne sont pas présents dans l’esprit des dirigeants occidentaux, tout du moins en façade. Joe Biden l’a rappelé lors de sa visite en Arabie Saoudite, et Emmanuel Macron assure que le dossier sera abordé lors des discussions. Mais le fait est qu’aux yeux des dirigeants européens, il y a des intérêts plus urgents, comme la baisse des prix du pétrole.
Emmanuel Macron va demander à l’Arabie Saoudite d’augmenter sa production de pétrole afin de baisser les tensions sur les marchés. Est-ce que le président peut obtenir gain de cause ?
La prochaine réunion de l’OPEP + est prévue le 3 août : il faut espérer avoir une réponse à cette date sur la capacité ou non des Etats producteurs à baisser leurs prix. Le pétrole est évidemment un levier pour les pays du Moyen-Orient, et encore plus dans ce contexte d’augmentation du coût de l’énergie en raison de la guerre en Ukraine. Les pays européens dépendants du pétrole du Golfe pourraient donc être tentés de faire des concessions.
Ce qu’il faut savoir c’est qu’au-delà d’avoir fait monter les prix de l’énergie, la guerre en Ukraine a montré que les pays du Moyen-Orient ne sont pas du tout alignés sur les préoccupations occidentales. Lors du vote à l’ONU du 25 février, ces Etats se sont abstenus quant à l’imposition de sanctions à l’encontre de la Russie. Ils considèrent qu’ils n’ont pas à prendre part au bras de fer auquel se livrent l’Occident et la Russie. Ils regardent leurs propres intérêts, et n’hésitent pas à faire jouer les Etats-Unis et l’Europe contre la Chine, l’Inde et la Russie afin de faire monter les enchères à leur profit.
Quelle est l’ampleur des relations économiques aujourd’hui entre Paris et Riyad ?
L’Arabie Saoudite n’est pas un pays dans lequel nous sommes très présents. Les relations sont par exemple beaucoup plus intenses entre la France et les Emirats arabes unis, qui sont nos principaux partenaires. Si la France n’investit pas énormément sur le marché saoudien, c’est tout d’abord par manque d’élan politique dans les relations entre Paris et Riyad. Il y a aussi des raisons propres à la structure même du marché saoudien, qui est difficile à pénétrer. Mais aujourd’hui, la France estime qu’il y a des opportunités à saisir, et souhaite notamment investir dans Vision 2030, le grand plan de développement lancé par le gouvernement saoudien qui vise à faire sortir le pays de sa rente pétrolière.
Le 18 juillet, Emmanuel Macron avait reçu à l’Elysée « MBZ », Mohammed Ben Zayed, devenu président des Emirats arabes unis au mois de mai. La France tente-t-elle de profiter du vide provoqué par la volonté des Etats-Unis de progressivement se retirer de la région ?
Au début de son mandat, Emmanuel Macron avait tenté de renouer avec la « politique arabe » du général de Gaulle. L’idée était de parler avec tous les régimes arabes, en s’impliquant dans les dossiers comme on l’a vu au Liban où Emmanuel Macron a effectué deux visites.
Mais le président français s’est vite heurté aux réalités du terrain et à la méfiance grandissante des populations arabes à l’encontre de l’Occident. Les Etats que la France considère comme des partenaires, comme le Liban, l’Irak, l’Arabie Saoudite ou les Emirats, ont gagné en autonomie stratégique. Ils n’ont plus nécessairement besoin de la France, notamment dans la lutte contre le terrorisme. Par ailleurs, ces pays n’ont plus les mêmes priorités. En Irak, on voit bien que l’urgence pour le gouvernement est la lutte contre la corruption ou contre l’influence turque et iranienne, et non le combat contre Daesh.
Il faut se poser la question de la nature de notre présence au Moyen-Orient. Pourquoi y rester et sous quel format ? Nous avons besoin de conserver des accès dans la région, de défendre des intérêts économiques, de créer des ponts avec la société civile. Si nous ne voulons pas être dépassés par les puissances asiatiques, il est indispensable que notre action s’élargisse au-delà du volet militaire. La France doit rester une puissance médiatrice et humble, tout en défendant les valeurs sur lesquelles elle a bâti sa crédibilité à l’international depuis la fin de la décolonisation.
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