« Muhammadu Buhari gouverne le Nigeria entouré de militaires âgés comme lui »
Le chercheur Benjamin Augé prend le pouls de la présidence nigériane alors que le chef de l’Etat a été absent du pays durant deux mois pour raisons médicales.
Après près de deux mois d’absence pour suivre des soins médicaux à Londres, le président Muhammadu Buhari, 74 ans, est rentré au Nigeria le 10 mars et a officiellement repris ses fonctions lundi 13 mars. C’est son vice-président, Yemi Osinbajo, 60 ans, qui a dirigé le pays menacé par Boko Haram au nord-est et par des militants armés qui prennent en otage la production pétrolière au sud, dans le Delta du Niger. A cela s’ajoute une grave crise économique.
Chef d’Etat secret et réservé, Muhammadu Buhari est resté le militaire qu’il a été toute sa vie, explique le chercheur Benjamin Augé, auteur pour l’Institut français des relations internationales (IFRI) d’une analyse des réseaux de pouvoir du président nigérian.
Qui est Yemi Osinbajo et comment a-t-il gouverné le Nigeria ces deux derniers mois ?
Benjamin Augé Relativement peu connu des Nigérians, cet avocat et professeur de droit, qui a été ministre de la justice de l’Etat de Lagos, est plutôt un intellectuel qu’un politicien de carrière. Protégé de l’ancien gouverneur de Lagos, Bola Tinubu, ce sudiste chrétien évangélique de l’ethnie yoruba a été choisi par Muhammadu Buhari durant la campagne selon un calcul électoral politico-ethnique. Le président ne connaît pas depuis longtemps son vice-président, à qui il a confié la gestion des dossiers importants ayant trait à l’économie et à la justice. Mais, sur les décisions sécuritaires et sensibles, Yemi Osinbajo n’est pas consulté.
En tant que président par intérim durant deux mois, il a beaucoup voyagé, s’est exprimé publiquement lors de conférences et s’est investi pour montrer qu’il n’y avait pas de vacance du pouvoir. Il n’est pas resté inactif et a tenté de diriger le pays. A son retour au Nigeria, M. Buhari a d’abord déclaré que son vice-président continuerait de diriger le pays. Mais il a officiellement repris ses fonctions lundi.
Quelle décision majeure M.Osinbajo a-t-il pris au cours de ces deux mois au pouvoir ?
Il a orienté son action sur la délicate crise du Delta du Niger. Ce qui peut surprendre. D’autant qu’il avait été plus loin que le président Buhari en qualifiant de « terroristes » les militants du mouvement armé, les Vengeurs du Delta du Niger (Niger Delta Avengers, NDA).
Yemi Osinbajo s’est rendu dans la région pour s’entretenir avec les chefs traditionnels, les militants, les hommes politiques. Malgré l’hostilité à l’égard du gouvernement et de sa propre personne, il y est resté plusieurs jours pour faire passer le message que l’Etat veut discuter, les accompagner et non plus seulement lutter militairement.
Cette visite est un signe que Yemi Osinbajo a désormais les mains libres pour s’emparer de dossiers géopolitiques sensibles.
Comment et avec qui Muhammadu Buhari dirige-t-il son pays ?
Il gouverne entouré de militaires nordistes âgés, comme lui. Muhammadu Buhari est de l’ancienne école, celle où l’on accorde sa confiance uniquement à des hommes connus depuis longtemps.
La plupart des personnages stratégiques du système Buhari sont originaires de l’Etat de Borno, au nord-est du pays. Que ce soit son chef d’état-major, Tukur Yusuf Buratai, son conseiller à la sécurité nationale (NSA) Monguno, son directeur de cabinet, Abba Kyari, ou encore Ibrahim Mustafa Magu à la tête de la Commission sur les crimes économiques et financiers (EFCC).
La mentalité de Buhari et de ses hommes de confiance n’a pas vraiment évolué depuis les années 1980 et le putsch de décembre 1983. Le chef de l’Etat a du mal à se faire à l’idée que le Sénat, puissant au Nigeria, puisse lui tenir tête, bloquer ou freiner ses décisions.
La nomination, dès 2015, d’Ibrahim Mustafa Magu à la tête de l’EFCC pour enquêter sur les contrats pétroliers et les achats d’armements du régime précédent n’a pas plu aux sénateurs. Ces derniers ont fini par mettre leur veto à ce choix. Le président n’en a eu cure et l’a maintenu comme si de rien n’était. Le Sénat a mis derechef son veto le 15 mars. De facto, M. Magu est toujours le président par intérim de l’EFCC et le restera très probablement tant que M. Buhari est au pouvoir.
Que reste-t-il de l’enthousiasme de la communauté internationale suscité par l’élection de ce général autrefois putschiste mais réputé intègre et finalement présenté comme un rempart contre la corruption ?
L’idée véhiculée par les médias que M. Buhari a été plébiscité par les Nigérians est fausse. Seuls 15,5 millions d’électeurs ont voté pour lui sur près de 30 millions, dans un pays de plus de 160 millions d’habitants. Il s’est présenté à toutes les élections présidentielles depuis le retour de la démocratie. Il a échoué en 2003, 2007 et 2011.
En 2015, il a gagné de justesse, porté au pouvoir par une coalition de partis politiques sans ossature idéologique mais réunis pour la circonstance. Mal élu, le président est fragilisé car dépourvu d’une base politique forte. Ce n’est, de ce fait, pas très étonnant que son image se détériore vite sur fond de crise économique.
Il avait le soutien de politiciens influents et ambitieux comme l’ancien gouverneur de l’Etat de Lagos, Bola Tinubu, l’ancien vice-président Atiku Abubakar, ou les gouverneurs de Sokoto et de Kaduna. Tous ont désormais des agendas différents. Certains se projettent comme futur président et disposent d’importants fonds et d’un parcours solide. Ils ont considéré que c’était au tour de Buhari, l’homme du moment pour lutter contre Boko Haram et la corruption.
Quel bilan faites-vous en matière de lutte contre la corruption ?
Muhammadu Buhari a fait preuve de beaucoup d’enthousiasme à ce sujet au début de son mandat. L’EFCC n’a sans doute jamais été aussi forte qu’aujourd’hui en termes de prérogatives. Mais, faute de réformes du système judiciaire, la lutte contre la corruption n’a pas donné de résultats probants.
Les adeptes de pratiques corruptives ont les moyens de s’attacher les services d’avocats qui se jouent d’un appareil judiciaire défaillant. D’ailleurs les coupables condamnés pour des crimes économiques et placées en détention sont très peu nombreux.
Dans le domaine militaire, il y a une nette amélioration : les armes achetées sont bien livrées et les pratiques de revente d’armement des militaires aux groupes rebelles ont reculé. Il faut aussi souligner que de gros efforts ont été déployés pour rapatrier de l’étranger des fonds volés. La France, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, s’est engagée en ce sens auprès de M. Buhari.
La présidence Buhari est-elle marquée par un tournant sur le plan sécuritaire ?
C’est le seul point où l’on constate une véritable efficacité de Buhari. A son arrivée au pouvoir, il avait nommé les chefs de l’armée avant les ministres. Il savait qu’il devait agir vite et que les militaires le respectaient et le craignaient.
Il n’y a désormais plus de grandes zones administrées par Boko Haram. Et il a renforcé la coopération avec les pays voisins, y compris avec le Cameroun, dont les troupes d’élite ont même bénéficié d’un droit de poursuite sur le territoire nigérian.
Toutefois la brutalité et les exactions commises par l’armée nigériane – mais aussi ses graves erreurs lorsque l’aviation tire sur un camp de déplacés – rendent les partenaires occidentaux frileux à l’idée de renforcer la coopération militaire.
En matière de sécurité intérieure, le président Buhari pense que tout peut se régler par l’armée plutôt que par la négociation politique. Dans le Delta du Niger, il a d’abord tenté d’user de la force militaire et a multiplié les menaces. Il a créé le chaos.
En février 2016, les militants armés NDA sont apparus. Bien structurés et efficaces dans leurs opérations de sabotage et de pillage des installations pétrolières, ils ont montré à Buhari qu’ils pouvaient prendre en otage un secteur qui représente 90 % des exportations.
Pris à la gorge économiquement, il a fini par négocier avec les leaders traditionnels de l’ethnie ijaw. Sans pour autant régler les problèmes politiques de fond, à savoir la gestion de la manne pétrolière et le nettoyage de la pollution dans cette région.
Chef d’Etat et ministre du pétrole, M. Buhari semble incapable de relever l’économie nigériane…
Dans ses mémoires, Olusegun Obasanjo [président de 1999 à 2007] raconte comment il a tenté de sensibiliser Buhari aux grands enjeux économiques en lui présentant des personnalités nigérianes incontournables.
Mais M. Buhari semble parfois déconnecté. Il n’a cependant pas négligé la diversification économique pour autant et tente de développer les secteurs hors pétrole. Il a nommé un poids lourd comme ministre des mines, un secteur sous-exploité et à grand potentiel. Mais aucun pays pétrolier dans le monde n’a réussi à se diversifier en deux ans. Et la situation de récession économique est dramatique.
Le président connaît bien le secteur des hydrocarbures. Il a été ministre du pétrole en 1976 et a été le premier président de la société nationale (NNPC) l’année suivante. Depuis 2015, il a changé à plusieurs reprises le management de la NNPC au point que nul ne sait plus vraiment qui fait quoi, la société d’Etat semble comme paralysée.
Aucun bloc n’a d’ailleurs été attribué sous sa présidence. Seules les très rentables allocations de brut [32 000 barils par jour par société] ont été octroyées en janvier à des majors et à des sociétés pétrolières locales dont certaines sont complètement inconnues.
Donc malgré les efforts de Buhari, l’opacité demeure sur une partie du secteur pétrolier nigérian. Et face aux pressions de lobbies hostiles à toute réforme du secteur, il n’est toujours pas parvenu à faire voter la nouvelle loi pétrolière, en discussion depuis dix ans.
Sur le plan diplomatique, l’influence nigériane semble avoir reculé. Comment expliquez-vous qu’à l’Union africaine (UA), la voix d’Abuja soit désormais presque inaudible ?
Il n’y a plus de pensée claire sur les relations internationales et la diplomatie au Nigeria depuis l’arrivée au pouvoir de Buhari. Même si ce problème était déjà apparu après le départ d’Obasanjo, ce manque de doctrine s’est aggravé depuis 2015. Buhari n’a d’ailleurs pas de conseiller diplomatique. Actuellement, la quasi-totalité des ambassades du Nigeria sont dépourvues d’ambassadeurs. Le plus souvent, ce sont les chargés d’affaires qui assurent les « affaires courantes ».
M. Buhari a effectué les déplacements nécessaires au début de son mandat, aux Etats-Unis, en France, en Allemagne et dans les pays voisins. Hormis la gestion de la coopération militaire avec les Etats du bassin du lac Tchad dans le cadre de la lutte contre Boko Haram, le Nigeria est devenu aphone sur toutes les autres grandes questions africaines. Son échec à placer sa candidate à la tête de la Commission paix et sécurité de l’UA en janvier démontre qu’il est en perte de vitesse, ses partenaires africains sentent cette grande fragilité et en profitent.
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