Nucléaire : bras de fer en vue entre Paris et Berlin
La France milite pour que Bruxelles classe l’énergie atomique comme verte. L’Allemagne s’y oppose. C’est une discussion en apparence des plus technocratiques qui se déroule depuis des mois à Bruxelles entre les vingt-sept États membres, mais qui dissimule un bras de fer majeur entre Paris et Berlin.
La filière nucléaire est en alerte. Le dossier mobilise l’interministériel et l’Élysée.
- «Cette classification des investissements durables a une importance immense ; c’est une première mondiale qui peut servir de modèle pour d’autres pays ou régions », explique Marc-Antoine Eyl-Mazzega, le directeur du Centre énergie et climat de l’Ifri (Institut français des relations internationales). Quel est donc l’enjeu pour l’industrie nucléaire? Si les réacteurs atomiques sont retenus dans la taxonomie comme activité durable, cela ouvre la voie à des financements à des taux plus avantageux, un point crucial pour une activité si capitalistique.
À l’inverse, une filière exclue de la taxonomie pourrait être moins éligible, voire privée des aides d’État. La finance privée aussi se détournerait du nucléaire s’il ne bénéficiait pas de ce tampon bruxellois vert. Parce que l’électricité nucléaire est une source d’énergie largement décarbonée - c’est devenu un argument marketing à l’international -, Paris plaide pour qu’elle bénéficie de la première catégorie dans la taxonomie.
Les industriels de l’atome s’affolent en regardant les coûts d’emprunts des activités «bannies», comme le tabac. Ce secteur à l’image très dégradée emprunte à un taux 10 à 20 points supérieur à celui des fabricants de boisson, par exemple. «Déjà aujourd’hui, lorsqu’un émetteur propose une obligation verte pour financer des énergies renouvelables, il bénéficie d’une petite ristourne de quelques points par rapport à une obligation classique», observe un financier. EDF a sorti sa calculette. Si le nucléaire ne figurait pas dans la taxonomie, 43 % de ses activités seraient éligibles aux financements verts, contre 96 % s’il y était intégré.
Décision reportée
Le 21 avril, la Commission a présenté une première liste d’activités intégrées à la fameuse taxonomie, avec quatre mois de retard en raison des divergences persistantes. Mais le nucléaire n’y figure pas. Bruxelles a reporté sa décision sur ce sujet sensible. Outre les ONG environnementales et nombre d’eurodéputés, face à la position française se dresse l’Allemagne.
- «Nous sommes à un moment pivot où l’Allemagne, l’Autriche et le Luxembourg mettent en œuvre une opposition au nucléaire par tous les moyens», observe Marc-Antoine Eyl-Mazzega, qui voit «ce prosélytisme antinucléaire monter en puissance avec le débat sur la taxonomie».
«En Allemagne, quelques hommes politiques libéraux et conservateurs pensent qu’il ne faut pas jeter le nucléaire, mais ils restent très discrets, avec la perspective d’une coalition avec les Verts» issue des élections législatives en septembre prochain, note pour sa part Georg Zachmann, du cercle de réflexion européen Bruegel.
Afficher un soutien à l’atome revient au suicide politique outre-Rhin, en période électorale. Cela fait dix ans, à la suite de la catastrophe de Fukushima, qu’Angela Merkel a décrété la sortie définitive de l’énergie nucléaire. Les six derniers réacteurs en service seront débranchés l’an prochain.
Après tout, chaque pays dispose de ses choix énergétiques.
- Sauf que la bataille de la taxonomie, souligne Marc-Antoine Eyl-Mazzega, «est en train de fragiliser deux principes: la neutralité technologique, selon laquelle chaque État membre est libre de choisir ses technologies énergétiques dès lors qu’elles sont compatibles avec les objectifs climatiques de l’Union, et la souveraineté nationale sur le mix énergétique».
Taxonomie ou pas, Nina Roth, gestionnaire de fonds en Allemagne chez le canadien BMO Global Asset Management, remarque que «le marché a déjà pris les devants». Le label allemand FNG, l’un des étalons dans le domaine du financement durable, proscrit les investissements dans le nucléaire.
Coalition antiatomique
À Bruxelles, l’Allemagne est soutenue par l’Autriche, dont la population a rejeté l’énergie nucléaire par référendum en 1978. Le Luxembourg fait aussi partie de cette mini-coalition. La proximité de la centrale française de Cattenom - les réacteurs d’EDF sont à moins de 10 kilomètres du Grand-Duché - a créé une hypersensibilité au sujet atomique. Le chercheur de l’Ifri désigne l’Espagne et le Danemark comme des renforts à ce camp.
De même qu’EDF recherche en Europe des clients pour ses centrales, l’Allemagne promeut ses industriels de l’énergie. «Une restriction du nucléaire pourrait faire grandir le marché des renouvelables, où l’Allemagne a gagné un certain savoir-faire», remarque Georg Zachmann.
De son côté, la France peut compter sur l’appui de la Roumanie, la Slovaquie, la République tchèque ou la Bulgarie, nucléarisés à l’époque soviétique, la Finlande ou encore la Pologne, qui mise sur l’atome pour sortir du charbon.
Entre ces deux camps, où se situe la Commission?
- «Elle est schizophrène, répond Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Ses modélisations montrent que, pour être neutre en carbone en 2050, l’Union devra conserver un socle minimum de nucléaire, mais, dans le même temps, il y a des nucléo-sceptiques au plus haut niveau de la Commission, comme le vice-président Frans Timmermans (néerlandais).»
Dans cet affrontement, l’Allemagne ne se contente pas de s’opposer au nucléaire. Elle milite pour que le gaz, dès lors qu’il est employé pour remplacer le charbon, plus polluant, dans les centrales électriques, bénéficie de la taxonomie. Un sujet très sensible que la Commission va traiter dans un texte séparé. Bruxelles doit présenter une nouvelle liste cet été. Si le nucléaire et le «gaz de transition» sont tous deux inclus parmi les activités durables, la France et l’Allemagne y trouveront chacune son compte, veut-on croire à Paris. Ce sera peut-être la porte de sortie.
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