Thomas Gomart : « La guerre en Ukraine révèle aussi nos propres illusions »
La guerre en Ukraine a mis en évidence le fossé d’incompréhension qui existe entre la Russie et l’Occident. Explications et analyse avec Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales.
Revue des Deux Mondes – Sur quoi le fossé d’incompréhension entre l’Occident et la Russie repose-t-il ?
Thomas Gomart – Au début des années Poutine, les milieux politico-économiques ont surtout considéré la Russie comme un des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), c’est-à-dire comme un marché émergent. L’idée qui prévalait alors était que la convergence économique entraînerait, à terme, une convergence politique. La Russie n’a pourtant rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’en 2011, dix ans après la Chine. La première incompréhension est donc de ne pas avoir vu que la Russie était aussi, et surtout, une puissance ré-émergente. Quand elle progressait sur le plan économique, en particulier grâce à l’augmentation des prix de l’énergie, elle réarmait. Il ne faut pas oublier que Vladimir Poutine a commencé son mandat en perdant un sous-marin nucléaire en août 2000. Il a relancé la guerre de Tchétchénie et offert une revanche à ses militaires. Cette stratégie lui a permis de retrouver une crédibilité, un prestige international. Il a pensé que, pour être respecté, il fallait être craint.
Deuxième incompréhension : la Russie est-elle une civilisation à part, le fameux monde orthodoxe décrit par Samuel Huntington dans son Choc des civilisations, ou est-ce un pays qui participe pleinement à la mondialisation ? Y a-t-il une spécificité propre à la Russie ? À cause de sa dimension continentale et de l’organisation de son pouvoir, la Russie ne saurait avoir un développement comparable à celui de la Pologne ou des pays Baltes. Dans la deuxième partie des années Poutine, le discours sur la « spécificité » russe s’est durci. Les élites russes se rapprochent, avec des différences, de la vision « huntingtonienne » du monde. Poutine se présente lui-même comme l’incarnation d’un bloc civilisationnel fondamentalement opposé à l’occidentalisme décadent, mais capable, à la différence des Occidentaux, d’interagir avec les autres grandes « civilisations », en particulier le monde musulman. Chez nous, cela a conduit à des interprétations géopolitiques souvent caricaturales, et instrumentalisées, comme sur la question des chrétiens d’Orient, soit par ignorance, soit par aveuglement. Or, le double rapport entretenu avec la Tchétchénie et la Syrie est constitutif du pouvoir de Vladimir Poutine. Sur les plans intérieur et extérieur, le président tchétchène, Ramzan Kadyrov, est personnellement loyal à Vladimir Poutine, et fait partie de son dispositif de pouvoir. Il envoie ses troupes combattre en Ukraine au cri de « Allah Akbar ». Il n’est pas inutile de rappeler que, lorsque les attentats contre Charlie Hebdo ont été commis, un million de Tchétchènes ont défilé dans les rues de Grozny contre la publication des caricatures. En Syrie, la Russie a moins combattu l’État islamique que sécurisé, au prix de bombardements massifs, le régime de Bachar al-Assad. La fascination exercée par Vladimir Poutine auprès de ses soutiens politiques en France s’explique par un anti-américanisme constitutif chez les uns et par une lecture binaire du monde musulman chez les autres.
« Peu de dirigeants internationaux ont connu une telle fulgurance de parcours personnel. Dès lors, sa personnalité n’a rien de commun avec les dirigeants produits par nos systèmes démocratiques. »
Enfin, la troisième incompréhension concerne la personnalité de Poutine et son point de vue sur les autres dirigeants occidentaux, tout simplement en raison de son idéologie, de son référentiel intellectuel – il est drogué à l’histoire russe, une drogue dure dont il ne pourra pas décrocher – et de son expérience vécue. Les rues de Leningrad, les études de droit, une assez médiocre carrière au KGB, son passage en Allemagne de l’Est, où il voit un système s’effondrer sur lui-même, son retour en Russie au début des années quatre-vingt-dix, le chaos économique qui profite à la grande criminalité… Dix ans après son retour de RDA, il est élu président de la Fédération de Russie. Peu de dirigeants internationaux ont connu une telle fulgurance de parcours personnel. Dès lors, sa personnalité n’a rien de commun avec les dirigeants produits par nos systèmes démocratiques. Le cuir n’est pas le même. D’autant que Vladimir Poutine imprime sa volonté de puissance par sa capacité de passage à l’acte.
Revue des Deux Mondes – Ce tournant, à partir duquel Vladimir Poutine s’inscrit davantage dans la civilisation russe, est-il lié à l’avancée à l’est de l’Otan ?
Thomas Gomart – Je ne souscris guère à la thèse de l’humiliation russe, rabâchée par les ambassades de Russie en Europe et répétée ad nauseam. Je ne souscris que partiellement à celle sur l’élargissement de l’Otan comme cause principale du comportement de la Russie post-soviétique. Le problème fondamental, c’est la nature du régime russe après la chute de l’URSS. Cette dernière s’est écroulée d’elle-même le jour où les Soviétiques ont cessé d’y croire. C’est avant tout un échec économique, politique et idéologique avant d’être le résultat des manœuvres occidentales. L’URSS a perdu la guerre froide car elle n’était plus capable de poursuivre la compétition. Dès 1993, en réprimant le Parlement, la Russie verse dans un présidentialisme qui annihile toute idée de contre-pouvoir institutionnel et renvoie d’emblée à la violence politique. La Russie des années quatre-vingt-dix repose sur quatre forces : le Kremlin, l’armée, les services de sécurité et les milieux criminels, qui vont se doter de façades présentables avec des oligarques jouant à fond le jeu de la mondialisation. Alors que l’économie russe se privatise violemment – c’est sans doute dans ce domaine que l’influence occidentale aura été la plus néfaste –, la Russie est battue militairement en Tchétchénie. Si l’Occident sait profiter des privatisations, il prend deux initiatives majeures : d’une part, un conseil Otan-Russie en 1997, qui établit une parité symbolique ne correspondant pas au rapport de force réel, et, d’autre part, l’entrée de la Russie dans le G7, qui devient le G8. Parallèlement, il y a bien sûr les modalités de la domination stratégique américaine, en particulier en ex-Yougoslavie. Les bombardements de l’Otan sur Belgrade, sans mandat de l’ONU, marque une rupture idéologique et stratégique. Moscou dénonce ouvertement les « doubles standards » occidentaux, tout en prenant conscience de son déclassement militaire. La Russie fait défaut en 1998. Pour Poutine, le redressement ne peut rimer qu’avec le nationalisme.
« Rappelons que l’Otan n’annexe pas des pays. (…) Cet “Occident kidnappé”, pour reprendre la formule de Milan Kundera, a subi les totalitarismes nazi et soviétique, il était vital pour lui d’obtenir des garanties de sécurité occidentales au vu de l’évolution politique de la Russie et de sa manière de faire la guerre en Tchétchénie. »
Sur le sentiment d’insécurité de la Russie, rappelons au passage que l’Otan n’annexe pas des pays. Pour les Polonais ou les Hongrois, le Pacte de Varsovie n’était pas à proprement parler la maison du bonheur ! Leur volonté de sortir enfin de l’orbite historique de la Russie traduit aussi le sentiment d’avoir été abandonnés à leur sort pendant la guerre froide. Cet « Occident kidnappé », pour reprendre la formule de Milan Kundera, a subi les totalitarismes nazi et soviétique, il était vital pour lui d’obtenir des garanties de sécurité occidentales au vu de l’évolution politique de la Russie et de sa manière de faire la guerre en Tchétchénie. La situation est encore différente pour les anciens membres de l’URSS : la comparaison du développement des pays Baltes et de celui de l’Ukraine, trente ans après l’effondrement, suffit à comprendre la différence entre une intégration dans les structures euro-atlantiques et une non-intégration.
Le vrai sentiment d’insécurité de la Russie plonge dans la culture stratégique du pays, qui a besoin de « frontières épaisses », pour reprendre la formule de Sabine Dullin, afin de protéger le cœur de la Fédération. À ce titre, le sentiment d’insécurité est interne et externe. Interne, avec l’instabilité au Caucase du Nord, confronté très tôt à un djihadisme militarisé que les Occidentaux n’ont pas forcément voulu voir. Externe, avec la continuation d’une rivalité stratégique avec les États-Unis. Après les attentats du 11 Septembre, la Russie apporte immédiatement son soutien à Washington et aide même l’interven- tion en Afghanistan. Mais peu après, les États-Unis se retirent unilatéralement du traité ABM (Anti-Ballistic Missile), ce qui est, selon moi, plus important du point de vue de la sécurité russe que l’élargissement de l’Otan. Les deux sont liés, mais les Russes prennent alors conscience du possible déclassement de leur arsenal balistique, clef de voûte de leur système de sécurité. Les États-Unis pensent déjà à la montée en puissance de la Chine et surtout à l’Iran, et sortent de ce traité pour mettre en place leur propre système antimissile en Europe. Pour la Russie, c’est une dégradation stratégique immédiate.
Revue des Deux Mondes – L’évolution du mandat de Poutine peut être analysée de deux manières. Soit nous n’avons pas répondu à ses ouvertures, soit nous n’avons pas voulu voir qu’il a toujours souhaité en arriver à la situation actuelle…
Thomas Gomart – La première thèse n’est pas complètement fausse. Au début de son mandat, Poutine apporte son soutien aux Américains le 11 septembre, insiste sur les liens entre l’Union européenne et la Russie, et propose un projet d’intégration régionale à quatre entre la Russie, l’Ukraine, le Kazakhstan et la Biélorussie. L’Europe soutient l’intégration régionale partout dans le monde, sauf dans l’espace soviétique, puisqu’elle prépare alors l’élargissement de 2004 à des pays voulant enfin sortir de l’orbite russe. Ça commence donc à coincer, notamment avec la Révolution orange : Poutine ne peut pas concevoir, a fortiori en Ukraine, qu’il existe une forme d’aspiration démocratique. Elle serait forcément fomentée par des services de renseignement.
La seconde lecture possible est que la guerre est consubstantielle au pouvoir de Poutine. Il arrive aux affaires juste après les attentats de Moscou en 1999, qui n’ont jamais été vraiment élucidés, et se lance dans une nouvelle guerre contre les Tchétchènes. Le djihadisme tchétchène était annonciateur du terrorisme militarisé avec les centaines de morts, à l’école de Beslan ou lors de la prise d’otages au théâtre Doubrovka de Moscou. La manière russe de faire du contre-terrorisme se fait très dif- féremment de celle des Occidentaux.
« L’année 2013 marque pour Poutine le début de la fin des interventions occidentales, dix ans après la guerre en Irak, à laquelle il s’était d’ailleurs opposé avec Paris et Berlin. »
Il y a deux points de bascule vis-à-vis de l’Occident. D’abord, en 2013, Barack Obama ne réagit pas après l’utilisation d’armes chimiques par Bachar al-Assad, alors même qu’il en avait fait une ligne rouge. Pas sûr que qualifier la Russie de « puissance régionale » ait satisfait Moscou. L’armée syrienne a été formée par les Soviétiques, notamment pour les armes chimiques. L’année 2013 marque donc pour Poutine le début de la fin des interventions occidentales, dix ans après la guerre en Irak, à laquelle il s’était d’ailleurs opposé avec Paris et Berlin.
Le second point de bascule est la déroute des troupes américaines en Afghanistan, en août 2021. Poutine exerce déjà une pression militaire sur la frontière ukrainienne et mène une activité navale intense dans l’Atlantique Nord, en mer Noire et en Méditerranée orientale, où il est devenu dominant. Il recrute également des mercenaires en Syrie et en envoie mille au Mali, ce qui provoque la fin de l’opération Barkhane. Il assume désormais complètement de produire des effets en passant à l’acte.
Revue des Deux Mondes – Poutine met en avant les interventions occidentales en Libye, en Irak, au Kosovo, en Afghanistan pour justifier la sienne. A-t-il tort ?
Thomas Gomart – Un confrère russe m’a ainsi formulé les choses : le crime actuel de la Russie est simplement d’avoir violé le monopole occidental de la violation du droit international. Les Occidentaux ont fait des guerres de changement de régime, en s’affranchissant quand ça les arrangeait du droit international. Cet argument est recevable puisqu’il montre l’impasse dans laquelle a conduit l’interventionnisme occidental. On paie les conséquences de l’intervention de l’Otan en ex-Yougoslavie sans mandat de l’ONU. Notre discours et la légitimité de l’action s’en trouvent affaiblis.
L’intervention en Libye de 2011 est un peu plus solide sur le plan juridique, parce qu’il y avait une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, même si la Russie déplore l’interprétation extensive qui en a été faite. Fondamentalement, les Russes considèrent que les Occidentaux leur donnent des leçons de gouvernance alors qu’eux-mêmes ont eu recours à l’interventionnisme et aux changements de régime, quitte à tordre le droit international selon leurs intérêts. Ils pointent – et ils trouvent pour cela un écho dans des pans de l’opinion internationale – l’hypocrisie occidentale, ce qu’ils appellent un « double standard ».
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