Visite de Xi Jinping en France : « La Chine politise ses relations économiques »
Sébastien Jean, professeur d’économie au Conservatoire national des Arts et Métiers et directeur associé à l’Institut français des Relations internationales, décrypte les enjeux du déplacement du président chinois dans l’Hexagone lundi 6 et mardi 7 mai.
Les relations commerciales seront au cœur de la rencontre entre Emmanuel Macron et Xi Jinping. Quels en sont les enjeux ?
Sébastien Jean Désormais, toutes les relations internationales sont structurées par la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine. L’Union européenne (UE) subit des pressions croissantes des Américains pour s’aligner sur leurs positions, la Chine réplique en politisant ses relations économiques. L’enjeu est majeur car l’Europe se veut une force stabilisatrice, tout en défendant ses intérêts économiques.
Il y a du travail, puisque Pékin apparaît comme le grand gagnant du commerce international. En dix ans, le déficit commercial de l'Europe avec la Chine a été multiplié par trois, passant à 300 milliards d'euros. En France, il a atteint le niveau record de 53,6 milliards d'euros en 2022. Emmanuel Macron doit-il taper du poing sur la table ?
La Chine a clairement pour objectif de favoriser systématiquement sa production manufacturière. Par des canaux variés et souvent difficiles à mesurer, elle subventionne ses industries, ce qui lui confère un fort avantage concurrentiel. Cette mécanique entraîne d'importants déséquilibres commerciaux pour tous les pays partenaires, dont la France. Cette concurrence faussée est au coeur des préoccupations. On l'a vu avec l'enquête lancée [en octobre 2023] par l'UE sur les subventions accordées pour la fabrication de véhicules électriques en Chine - ce qui est contraire aux règles du commerce international et pourrait se traduire par une augmentation des droits de douane. La Chine a immédiatement réagi en ouvrant une enquête antidumping sur les eaux-de-vie. Entre les lignes, elle vise les ventes de cognac et d'armagnac, en estimant que la France est à l'origine de l'enquête européenne. Cette affaire illustre la politisation actuelle des négociations commerciales. Il y a donc un enjeu à expliquer fermement à la Chine que la France n'acceptera pas d'être une variable d'ajustement pour ses industries.
La France a-t-elle beaucoup à perdre ?
Enormément, comme tous les pays européens. La Chine demeure une superpuissance industrielle mondiale, excédentaire sur la plupart des marchés. Il faut jouer du rapport de force pour ne pas se couper complètement ni de cette production ni de ce marché. Pour autant, il est légitime que la France protège ses industries. Il est d'ailleurs ironique que la Chine nous le reproche, alors qu'elle-même met sans cesse l'accent sur sa propre sécurité économique, sur le fait de ne pas dépendre d'autres pays...
Cette puissance chinoise n'est-elle pas aussi la conséquence d'une philosophie européenne qui encourage la concurrence et favorise les prix bas ?
Il est vrai que le pouvoir d'achat est une importante préoccupation européenne, mais toujours en respectant le cadre d'une concurrence équitable qui protège les industries locales. Jusqu'à peu, les intérêts industriels européens ont été plutôt bien défendus, même si les déséquilibres internes à l'Europe ont été défavorables à la France. Mais les inquiétudes sont sérieuses sur la capacité de l'industrie européenne à s'adapter aux nouveaux défis, notamment à devenir des industries vertes.
Pourrait-on néanmoins se passer de la Chine ?
Ce serait à la fois coûteux et problématique. Les liens commerciaux génèrent une interdépendance. De la même façon, la Chine aurait beaucoup de difficulté à se passer de l'Europe... La question est plutôt de gérer cette interdépendance commerciale dans une période de tensions politiques mondiales face à des pratiques commerciales chinoises très offensives, qui relèvent autant de la stratégie étatique que de la logique économique. Pour défendre son industrie et préserver son autonomie d'action - dans des secteurs comme les médicaments, les technologies de défense ou l'automobile -, l'UE doit construire un rapport de force. Cela nécessite une bonne coordination entre les Etats membres, notamment la France et l'Allemagne. Ce n'est pas toujours facile, parce que nos intérêts diffèrent. Si la France a un problème de désindustrialisation et davantage de déficit commercial que les autres, sa dépendance à la Chine demeure inférieure à celle de l'Allemagne pour ce qui est des débouchés. C'est un marché important pour nous dans l'aéronautique et le luxe, mais dans des proportions bien moindres que pour notre voisin, qui a d'énormes intérêts en Chine dans l'automobile et la chimie. L'exposition à d'éventuelles représailles est donc assez différente, mais il faut y faire face ensemble.
La politique menée par le gouvernement chinois, par exemple vis-à-vis de Taïwan, a-t-elle aussi son importance dans des discussions commerciales ?
Bien sûr. Personne n'ignore que la Chine a tendance à rapprocher ses industries civiles et militaires, et développer le commerce ne doit jamais se faire au détriment de notre sécurité. On peut aussi évoquer la stabilité du détroit de Taïwan, dont l'enjeu est géopolitique mais dont l'importance industrielle et commerciale est majeure. Enfin, la France, qui assure le secrétariat du Club de Paris [ce groupement de 22 pays qui détiennent les plus importantes dettes d'autres pays débiteurs], va nécessairement interroger Pékin. La Chine s'est imposée comme un bailleur de fonds incontournable pour les pays en voie de développement, mais elle n'est pas membre à part entière de ce club et poursuit ses propres stratégies lorsqu'il faut négocier avec des pays qui ne peuvent pas faire face à leurs engagements, ce qui pose un sérieux problème de coordination.
Les nouveaux acteurs chinois du commerce mondialisé, Shein et Temu, ou le réseau social TikTok, propriété du chinois ByteDance, posent moult questions sur la concurrence et le respect des droits. Seront-ils évoqués par Emmanuel Macron ?
Peut-être qu'ils seront abordés, mais ce ne sera pas primordial. La France est beaucoup moins à l'offensive sur ces volets que les Etats-Unis. Oui, il y a un vrai problème de réciprocité avec la Chine, qui interdit aux entreprises occidentales l'accès à son espace numérique, et dans le non-respect de la protection des données privées des Européens. Il serait normal que la France réclame des garanties.
Propos recueillis par Boris Manenti
> Voir l'interview sur le site du NouvelObs
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