Washington vise aussi la Chine en se retirant d'un important traité nucléaire
Donald Trump a annoncé le retrait des Etats-Unis du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, signé avec l'URSS en 1987. Accusant la Russie de tricher, le président américain veut aussi montrer ses muscles face à l'influence militaire croissante de Pékin, qui n'est pas lié par le traité.
Le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, plus connu sous le nom de traité INF (son sigle en anglais) n'est pas n'importe quel traité. Signé en 1987, ce texte passé entre l'URSS et les États-Unis a mis un terme à la «crise des euromissiles». Durant les années 1980, sur le continent européen, les SS-20 soviétiques faisaient face aux Pershing II américains, au risque d'une dangereuse escalade.
L'accord passé entre Gorbatchev et Reagan a permis de bannir le test, la production et le déploiement de tous les missiles dits «sol-sol» d'une portée comprise entre 500 et 5500 km, qu'ils soient - malgré le nom du traité - à charge nucléaire ou conventionnelle.
Le retour de la Guerre froide?
Quand Donald Trump a annoncé le retrait des États-Unis du traité INF, c'est le spectre d'une nouvelle Guerre froide qui a surgi aussitôt. Les Américains accusent depuis plusieurs années les Russes de mettre au point des missiles d'une portée supérieure à 500 km (notamment le SSC8-9M729) et craignent leur déploiement dans l'enclave russe de Kaliningrad à l'ouest des Pays baltes. Les Russes reprochent quant à eux aux États-Unis de déployer en Europe un bouclier antimissile susceptible de remettre en cause la dissuasion nucléaire. Un déploiement permis par le retrait unilatéral de Washington, en 2001, d'un autre grand traité de la Guerre froide, le traité ABM (pour Anti-Ballistic Missile) de 1972. Au-delà de son caractère défensif, le bouclier antimissile américain déployé en Europe pourrait servir au lancement de missiles de croisière offensifs, qui seraient eux contraires au traité INF. Autant d'accusations mutuelles qui risqueraient de mener à une escalade entre les deux géants nucléaires.
Mais lors de l'annonce du retrait américain, Donald Trump n'a pas seulement cité la Russie. Il a également mentionné la Chine.
- «En première analyse, on pourrait croire que la déclaration faite par Trump ne reflète que l'ambition américaine de ramener la Russie en pleine conformité avec le traité, ce que l'on pouvait lire il y a quelques mois dans la dernière édition de la doctrine nucléaire américaine. Mais en nommant aussi la Chine, on se place dans un autre cadre. Tout porte à croire qu'il s'agit moins pour les États-Unis d'user de la menace de retrait pour sauver le traité que de se libérer d'une contrainte qui les handicape militairement face à la Chine», déclare au Figaro Corentin Brustlein, chercheur à l'IFRI et spécialiste des questions nucléaires.
Entre Washington et Pékin, une course aux armements?
La Chine ne fait pas partie de ce traité bilatéral passé entre les États-Unis et l'URSS en 1987. Et Pékin n'est aucunement disposé à le rejoindre.
- «Une multilatéralisation du traité n'a aucune chance de survenir. Aucune menace de Trump n'amènera Pékin à abandonner 80% du cœur de sa dissuasion conventionnelle et nucléaire», précise Corentin Brustlein, qui rappelle les chiffres du rapport annuel sur la défense chinoise de 2018: Pékin possède un total de 1500 à 2000 missiles, dont 80% seraient probablement interdits par le traité INF. «Ce retrait entre dans le cadre d'une approche américaine qui met l'accent sur la ‘compétition stratégique' avec la Russie et la Chine», poursuit le chercheur.
«Trump veut relancer une course aux armements illimités remettant en cause le processus de maîtrise des armements», assène de son côté sur Twitter le directeur de l'IRIS, Pascal Boniface. Différence de taille: la Russie n'égale les États-Unis qu'en matière nucléaire, dernier élément de parité que Moscou conserve jalousement. Pour le reste, le budget militaire américain (716 milliards de dollars en 2018) est plus de dix fois supérieur à son équivalent russe (66 milliards). Et économiquement, le PIB russe se situe entre celui de l'Espagne et de l'Italie. Avec la Chine, rien de tel: d'année en année, le PIB chinois se rapproche de celui des États-Unis. Quant au budget militaire de Pékin (175 milliards de dollars), il est encore loin de son équivalent américain, mais conserve une marge de progression importante si l'on se rapporte au faible rapport entre celui-ci et le PIB chinois (1,91% contre 3,15% pour Washington en 2017).
Pour les États-Unis, conserver leurs capacités de projection
La stratégie qui consiste à contrer vigoureusement la Chine est défendue de longue date par une partie des stratèges américains, dont l'actuel conseiller à la Défense, John Bolton.
- «Ce retrait confirme son influence grandissante au sein de l'administration Trump», confirme Corentin Brustlein.
Face à Pékin, les États-Unis font l'objet d'un double défi militaire et politique qui pousse ce néoconservateur à exiger depuis longtemps ce retrait. Le développement militaire de la Chine passe par la mise en place de stratégies dites de «déni d'accès»: par des moyens défensifs (missiles antiaériens ou antimissiles) et offensifs (missiles sol-sol ou antinavires par exemple), Pékin risque peu à peu d'entraver les capacités de projection de Washington, qui passent traditionnellement par l'US Navy. En plus de ses porte-avions, la marine américaine dispose de navires et de sous-marins capables de tirer des missiles de croisière Tomahawk. Élément essentiel pour Washington: le traité INF interdit le déploiement de missiles à portée intermédiaire depuis le sol, mais pas depuis la mer. D'où l'utilisation massive de ces missiles embarqués lors de toutes les interventions extérieures américaines depuis la fin de la Guerre froide.
- «Même si la portée de ces missiles dépasse les 1000 kilomètres, ils nécessiteraient de s'approcher des côtes de la Chine, dont les capacités de défense sont de plus en plus robustes», explique Corentin Brustlein.
Un effet dévastateur pour l'Europe?
Dans ce cadre, le déploiement de missiles sol-sol, facilement dissimulables, dans des pays alliés de Washington pourrait permettre de contrebalancer cette stratégie de «déni d'accès» de Pékin.
- «L'enjeu du traité INF concerne davantage aujourd'hui sa dimension conventionnelle que nucléaire», note à cet effet Corentin Brustlein.
Il s'agit moins pour Washington de faire peser la menace d'un conflit nucléaire que de pouvoir viser avec des frappes chirurgicales les installations stratégiques de son ennemi sans être dissuadé en retour. Politiquement, un renforcement de la présence militaire américaine en Asie pourrait aussi renforcer l'alliance entre Washington et plusieurs États de la région, à l'image des Philippines, dont le président Rodrigo Dutertre n'hésite plus aujourd'hui à négocier directement avec Pékin, y compris dans le dossier conflictuel de la Mer de Chine méridional, au grand dam de Washington.
- Loin d'être un enjeu lointain pour les Européens, cette nouvelle illustration du «pivot vers l'Asie» des États-Unis que représenterait un retrait du traité INF serait «dévastateur pour l'Europe», explique Corentin Brustein. «La Russie serait ainsi libre de déployer, officiellement, des missiles interdits par le traité INF et de renforcer sa capacité à frapper notre continent en profondeur et de ‘découpler' les politiques américaine et européennes en la matière», précise-t-il. En visant Pékin, les États-Unis pourraient ainsi remettre en cause en Europe le fragile équilibre né des décombres de la Guerre froide.
Copyright Alexis Feertchak/Le Figaro
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