Primaires et caucus
La complexité du système électoral américain atteint des sommets pendant le processus de sélection, connu sous le nom de ' caucus ' et d'' élections primaires '. On ne peut, cette fois-ci, les présenter comme un héritage du passé, dans la mesure où ils sont, les uns et les autres, apparus récemment. Le New Hampshire, qui revendique la paternité du système, a formalisé ses primaires en 1913 et les caucus de l'Iowa en 1972 ont fixé leur forme actuelle. Il y a encore une cinquantaine d'années, l'appareil des partis désignait seul les candidats.
Le système des primaires s'est généralisé dans les années 1960, notamment après la Convention démocrate de 1968 - qui a suscité un véritable combat des chefs, doublé d'émeutes dans la rue. Confier le tri des candidats au plus grand nombre possible de citoyens relève de ces bonnes intentions dont l'enfer électoral est pavé.Tous les quatre ans, après l'élection présidentielle, de vives discussions s'ouvrent pour réformer le système. Mais par une étrange force d'inertie, l'élection suivante reproduit à l'identique une méthode de sélection qui a la double caractéristique d'être compliquée et de s'apparenter de plus en plus à un jeu de hasard.
Le candidat est formellement désigné lors de la convention de chaque parti, qui se déroule pendant l'été. Il est élu par l'acclamation des délégués qui sont actuellement au nombre de 4 051 pour le Parti démocrate et 2 380 pour le Parti républicain. Une grande part de ces délégués est désignée lors des primaires et des caucus, au prorata de la population de chaque État. Ces règles sont celles des partis et non celles de l'État : elles peuvent donc varier au gré des intéressés. La seule intervention possible des pouvoirs publics se situe au niveau financier. Lorsque les partis sous-traitent à un État l'organisation d'un scrutin pour ne pas en assumer les frais, ils doivent se soumettre aux lois électorales en vigueur dans cet État.
Les caucus
Des deux modes de sélection, caucus et primaires, le premier est de loin le plus folklorique. Caucus vient du langage des indiens Algonquins et veut dire ' assemblée des chefs '. Les premiers colons ont adopté ce terme pour désigner des réunions au cours desquelles étaient débattues les affaires publiques. Cette forme de démocratie directe s'est laborieusement adaptée à la vie moderne. Les règles des caucus sont différentes dans chaque État. Les plus connus sont les caucus de l'Iowa, car ils ouvrent traditionnellement la compétition. Les électeurs de chaque parti se réunissent dans près de 1 800 precincts, sortes de bureaux de vote situés parfois dans des lieux publics et parfois dans des résidences privées. La taille d'un caucus ne dépasse pas quelques centaines de participants ; sinon, le système serait ingérable. Le caucus se déroule vers sept heures du soir, après la journée de travail, car il exige une unité de temps. Le vote, généralement à main levée, a lieu au terme d'une sorte de palabre. Il arrive aussi que l'on passe un chapeau qui se remplit de papiers écrits à la main. Les participants se répartissent par groupes en fonction du candidat qu'ils soutiennent. Ces groupes discutent entre eux et s'interpellent pour tenter d'élargir leur camp. En effet, ne survivront que les groupes viables, ceux qui représentent plus de 15 % à 25 % des participants - ce pourcentage variant selon le nombre de délégués attribués à la circonscription. Commence alors le second round : les groupes viables essayent d'attirer chez eux ceux dont le candidat n'a pas passé la première sélection. Cette opération est très conviviale : les gens se connaissent et, à la campagne, la nourriture apportée circule de groupe en groupe.
Lorsque les groupes se sont reformés, le responsable du caucus entreprend le décompte final. C'est le moment douloureux. À l'aide d'une calculatrice, il faut déterminer le nombre des délégués attribués à chaque candidat en fonction du pourcentage de leurs supporters. Comme l'on ne peut pas couper les délégués en deux, les attributions sont recalculées en fonction des décimales lorsque le chiffre n'est pas rond : un véritable cauchemar arithmétique. Les candidats suffisamment riches pour avoir un représentant dans chaque caucus ont un gros avantage, car ils peuvent faire rectifier les erreurs, qui sont courantes. On appelle ces représentants des caucus captains ; il s'agit de volontaires, et l'on mesure la bonne organisation d'une campagne au nombre de personnes qu'elle a ainsi réussi à recruter.
Les primaires
C'est le mode de sélection le plus courant : seuls une quinzaine d'États préfèrent les caucus. Les primaires se déroulent plus simplement, à la façon d'un scrutin normal. Leur caractéristique principale est d'être fermées ou ouvertes. Dans le premier cas, le plus courant, seuls les électeurs qui ont formalisé leur affiliation au parti peuvent participer au scrutin. Au moment où une personne s'inscrit sur les listes électorales, elle doit se déclarer démocrate ou républicaine, ceux qui ne sont ni l'un ni l'autre étant considérés par défaut comme indépendants. Cette affiliation est très flexible : elle peut être changée à tout moment. Elle sert principalement à l'organisation des primaires fermées.
Lorsque la primaire est ' ouverte ', n'importe qui peut y participer. L'avantage est que les indépendants peuvent alors s'impliquer dans le choix d'un candidat, ce qui les incite à voter pour lui dans l'élection finale. L'inconvénient est, en revanche, que les électeurs du parti adverse peuvent concevoir une opération de ' cheval de Troie ', en votant pour un candidat non viable chez leurs concurrents. Cette démarche est cependant rare, car elle les empêche de choisir leur propre candidat. Dans une primaire, même ouverte, on ne peut en effet voter qu'une seule fois…
Le " front-loading "
Dans un système idéal, les cinquante États auraient le même poids dans le choix des candidats. Cela supposerait soit que tout le monde vote en même temps, soit que la désignation attende sagement que tout le pays ait eu une chance de se prononcer. Cela ne se passe pas ainsi. En fait, les premières compétitions donnent ce que l'on appelle le momentum, c'est à dire l'élan, à un candidat. Très rapidement, ce candidat s'impose et ses adversaires se retirent. Dans les cas récents, les deux tiers du pays n'avaient alors pas encore voté.
La compétition démarre dans l'Iowa et le New Hampshire, deux États qui réunissent moins de 2 % de la population américaine. Peu peuplés, peu industrialisés, très largement blancs, ils ne sont représentatifs ni de la diversité sociologique ni de la diversité ethnique de l'ensemble du pays. Il y a par exemple 2,3 % de Noirs et 3,7 % d'Hispaniques dans l'Iowa, contre 12,8 % de Noirs et 14,4 % d'Hispaniques pour l'ensemble de la population américaine. Pour le New Hampshire, la moyenne est de 1 % de Noirs et de 2,2 % d'Hispaniques. La politique est ainsi devenue une sorte de monoculture quadriennale pour ces deux États. Pendant des mois, les candidats tournent en rond dans un bassin d'électeurs très limité. Car si la population de ces deux États est faible, le nombre des citoyens qui participent aux primaires l'est encore plus. C'est particulièrement vrai pour les caucus de l'Iowa. En 2004, 124 000 personnes seulement se sont déplacées, soit environ 5 % de la population. 30 % ont voté pour John Kerry, lui donnant l'élan décisif pour la désignation par le parti démocrate (cette année-là, il n'y avait pas de caucus républicain, George W. Bush n'ayant pas d'opposant). Poussant le raisonnement à l'extrême, on pourrait dire que la candidature de John Kerry a été décidée par 40 000 personnes dans un pays de 300 millions d'habitants… Cette situation pousse les candidats et les médias à une sorte de fixation sur ces deux États : un tiers des habitants de l'Iowa et du New Hampshire ont rencontré un candidat. Un journal californien a comparé le nombre de visites des candidats à la nomination dans l'Iowa et dans le comté de San Diego, qui comptent à peu près la même population, soit 2,9 millions d'habitants. L'Iowa a reçu, en 2004, 453 visites des divers candidats, contre 12 au comté californien. Cette invasion de la politique dans la vie quotidienne a d'ailleurs inspiré à un groupe d'acteurs de l'Iowa une pièce satirique, dans laquelle on voit une famille, harcelée par les candidats, imploser dans un véritable psychodrame au moment du vote.
Un journal pouvait écrire récemment qu'au lendemain de leur journée de vote, Des Moines -la capitale de l'Iowa- et Concord -celle du New Hampshire- ressemblaient à des villes minières désaffectées. Mais d'ici là, elles auront connu de glorieux moments, comme la foire annuelle de l'Iowa où aucun candidat n'échappe à la photo avec un porcelet dans les bras. Certains vont même jusqu'à les embrasser - ce qui peut être utile dans un État qui compte plus de 10 000 élevages de cochons, et cinq porcs par habitant.
Rien n'a réussi jusqu'à présent à convaincre ces deux États de renoncer à ouvrir la compétition. Le New Hampshire l'a même fait inscrire dans sa constitution, ce qui permet à ses dirigeants de se prétendre dans l'obligation d'organiser les primaires inaugurales une semaine après les caucus de l'Iowa. Cette année, une fronde a pourtant failli menacer cette suprématie et a déclenché un véritable psychodrame. La Floride a décidé d'avancer ses primaires au 29 janvier. Cette date avait déjà été choisie par la Caroline du Sud, qui a donc avancé son scrutin d'une semaine, ce qui a eu pour effet de percuter le calendrier du New Hampshire et de bousculer de facto la date des caucus de l'Iowa, qui doivent traditionnellement avoir lieu une semaine avant les primaires du New Hampshire… Les caucus du Nevada, programmés le 19 janvier, devenaient dès lors les premiers de la série. Tout le monde a donc encore reculé d'un cran. C'est ainsi que les caucus de l'Iowa auront lieu le 3 janvier - date très peu commode du fait de sa proximité avec les fêtes de fin d'année - et les primaires du New Hampshire cinq jours plus tard.
Ce glissement du calendrier n'est pas nouveau : les primaires se déroulaient à l'origine de mars à juillet. En 1988, le New Hampshire avait déjà entrepris sa marche à reculons et votait le 23 février. Le Dakota du Sud s'est alors mis en tête d'être le troisième, et a programmé son scrutin une semaine après, soit le premier mardi de mars. Quinze autres États en ont fait autant et ont ainsi créé ce qui s'est appelé le Super Tuesday, d'où sortait généralement la désignation du candidat, même si des États cruciaux comme la Californie - qui représente plus de 20 millions d'électeurs - n'avaient pas encore voté. Cette année, la Californie s'est positionnée sur le calendrier dès le 5 février, et vingt autres États en ont fait autant : c'est ainsi qu'est né le Super-super Tuesday… Cette façon de se pousser vers l'avant du calendrier s'appelle le front-loading, littéralement ' charger à l'avant '…Que faire quand le calendrier devient fou ?
En septembre 2007, lors d'une audience au Congrès des États-Unis, le sénateur du Tennessee Lamar Alexander conseillait de se référer aux méthodes de la National Football League (NFL, la fédération de football américain). Il rappelait que l'équipe championne de l'année 2003, les Patriots de Nouvelle-Angleterre, avait perdu son premier match 31 à 0. Heureusement pour elle, la sélection s'était déroulée sur 16 matchs. ' Nous devrions nous inspirer des méthodes de la NFL ', commentait le sénateur, au lieu d'éliminer des candidats dès le premier stade de la compétition.
Dans un sondage publié 48 heures avant les caucus de l'Iowa par l'agence Associated Press, 80 % des personnes interrogées estimaient que la prépondérance de l'Iowa et du New Hampshire ne se justifiait pas et que le système devait être changé. Entre mars et septembre 2007, deux projets de lois ont été déposés au Congrès pour mettre de l'ordre dans le déroulement des primaires. Ils préconisent le même système : des primaires par roulement. Le pays serait divisé en quatre à six zones, qui organiseraient à tour de rôle leurs primaires. Le premier projet propose un créneau de mars à juin pour l'organisation des scrutins, ce qui rapprocherait la nomination du candidat de sa ratification effective lors des conventions qui se déroulent pendant l'été.
Organiser un scrutin à l'échelle nationale est une proposition avancée par certains, mais elle paraît difficilement compatible avec la logique actuelle de désignation du candidat. Cela supposerait que tous les candidats fassent campagne dans les cinquante États, ce qui est impossible pour ceux qui ne disposent pas de gros moyens.
Le système actuel, qui concentre la campagne sur deux ou trois États pendant les mois qui précèdent la sélection, permet à certains petits candidats de percer, même si cette envolée est souvent éphémère. Ils auront, en tout cas, fait entendre leur message, qui pèsera sur la définition du programme du parti pour l'élection présidentielle.
Les législateurs doivent également tenir compte des appareils des partis, qui sont leurs sponsors lorsqu'eux-mêmes se présentent. Les dirigeants des partis sont en retour soumis aux pressions des États, dont ils ne peuvent se passer sur le plan logistique. Il arrive que les conflits d'intérêts aboutissent à des crises aiguës. Ainsi, cette année, le parti démocrate a décrété, pour punir ces deux États d'avoir semé la pagaille dans le calendrier des primaires en avançant la date de leur scrutin, que les délégués du Michigan et de la Floride n'auraient pas le droit de voter à la convention. L'affaire s'est terminée de façon classique aux États-Unis : devant un juge, qui a donné raison à l'appareil du parti, en arguant que si les cinquante États se mettaient en tête d'organiser leurs primaires quand l'envie les en prenait, cela serait l'anarchie électorale…
Le parti démocrate a demandé à ses candidats de s'engager à ne pas faire campagne dans ces deux États. Les Républicains ont été moins sévères en privant la Floride, le Michigan, la Caroline du Sud, le Wyoming et le New Hampshire de la moitié de leurs délégués, pour ne pas avoir respecté le calendrier fixé par le parti. Mais ils ont laissé les candidats y faire campagne normalement, ce qui rend la sanction symbolique. De toute façon, il est probable que les deux partis restitueront leur représentation à ces États au moment des conventions. Pour le parti démocrate par exemple, l'absence des 210 délégués de la Floride et des 156 du Michigan priverait le candidat de presque 10 % des votes potentiels.
La bulle médiatique…
Deux mille quatre cents organes de presse sont accrédités pour les caucus de l'Iowa, soit deux fois plus qu'en 2004. Ceux-là même qui fabriquent cet engouement médiatique s'interrogent sur son bienfondé. Dans la mesure où ils ne représentent à eux deux qu'environ 2 % des délégués démocrates et républicains, l'Iowa et le New Hampshire ne pourraient justifier leurs prérogatives qu'en étant des indicateurs de tendance fiables. Or, c'est loin d'être le cas. En 1992, Bill Clinton n'a remporté que 2,8 % des voix des caucus de l'Iowa et a perdu le New Hampshire ; en 2000, George W. Bush a remporté l'Iowa essentiellement par défaut, dans la mesure où son rival principal, John McCain, n'y avait pas fait campagne. Il lui a en revanche concédé 18 points dans le New Hampshire. La première campagne Bush est retombée sur ses pieds en Caroline du Sud. Mais la carrière de Jimmy Carter a pris un essor inattendu lorsqu'en 1976 il a battu le sénateur Edward Kennedy dans l'Iowa, ce qui a entraîné une autre victoire dans le New Hampshire. Le même phénomène s'est produit avec John Kerry en 2004, à ceci près qu'il a échoué à l'élection finale.
Ces exemples contradictoires inspirent deux types de stratégies opposées. Certains s'étonneront de ne pas voir le nom de Rudy Giuliani figurer dans les projections des premières compétitions. En fait, il a décidé de faire l'impasse sur l'Iowa, le New Hampshire et la Caroline du Sud pour se concentrer sur la Floride, qui votera le 29 janvier. Cela devrait lui permettre de surfer sur son élan vers le grand prix, le Super-super Tuesday du 5 février. Cette stratégie comporte le risque de se faire doubler par un candidat déjà sur la rampe de lancement, trois semaines après le début des opérations. C'est pourquoi deux candidats, le républicain Mitt Romney et le démocrate John Edwards, ont tout misé sur l'Iowa. Dans les jours qui ont précédé le scrutin, Mitt Romney y a dépensé 1 million de dollars par jour en publicité électorale. John Edwards a fait environ une visite par semaine en Iowa depuis un an, et y a établi une organisation qui n'a épargné aucune ferme isolée ! Il faut dire que cette année la compétition est particulièrement ouverte. En 2004, la sélection ne s'est opérée que chez les Démocrates, la tradition voulant qu'aucun candidat ne se présente contre un président sortant. Cette année 2008 est la première depuis 1952 où aucun président ou vice-président ne fait partie des candidats.
La multiplication des candidats a créé autant d'occasions de surprise, comme la montée du candidat chrétien Mike Huckabee, le destin en dents de scie de John McCain chez les républicains, ou bien les hauts et les bas du triangle Clinton-Obama-Edwards chez les démocrates. Il est intéressant de noter que les affrontements entre candidats ne reflètent pas le rapport de forces que montrent les sondages sur le plan national, où Hillary Clinton et Rudy Giuliani sont toujours en tête des intentions de vote, avec une marge substantielle dans le cas de la candidate démocrate. La grande question est donc de savoir si une réalité partielle influera sur une situation globale virtuelle !
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