« Il est urgent d’impliquer les travailleurs étrangers, essentiels à notre économie, dans les débats qui les concernent »
Alors que la crise due au COVID-19 a montré que les travailleurs étrangers contribuent à des pans essentiels de notre société, ils restent exclus du débat, estime un collectif de représentants d’associations dans une tribune au « Monde ». Or, ces femmes et ces hommes ont beaucoup à nous enseigner sur les notions de résilience et d’adaptation.
Tribune. Personne ne sait de quoi l’avenir sera fait. Le Covid-19 nous plonge dans un monde rempli d’incertitudes dans lequel de nombreux fondamentaux de nos sociétés sont profondément ébranlés. Qui aurait pu croire il y a deux mois que la moitié de l’humanité serait confinée ?
Particulièrement frappés par la pandémie, les pays de l’Union européenne ont défait en quelques semaines l’espace Schengen en fermant les frontières ou en rétablissant les contrôles à leurs frontières. Une semaine après l’European travel ban de l’administration Trump [le président américain annonce, mercredi 11 mars, la suspension pour trente jours de l’entrée aux Etats-Unis des voyageurs étrangers ayant séjourné au cours des quatorze derniers jours dans vingt-six pays européens, une interdiction entrée en vigueur samedi 14 mars. Cette mesure est étendue le 17 mars au Royaume-Uni et à l’Irlande], bien que fortement critiqué par les responsables politiques européens, les Etats membres décident d’adopter une mesure similaire, laissant croire, à nouveau, que le danger viendrait de l’étranger.
Pourtant, s’il y a bien un paradigme qui s’est imposé dans nos sociétés occidentales que nous laisserions bien dans le monde d’avant, c’est celui de l’étranger – aujourd’hui incarné dans la figure du migrant ou du réfugié –, qui constituerait un danger dont il faudrait se protéger en fermant nos frontières.
Agriculture et métiers du soin
On entend régulièrement que cette crise sanitaire a un effet de loupe sur les inégalités et les précarités sociales. Les personnes réfugiées et migrantes sont, du fait d’un narratif toujours plus hostile envers eux, les premières précarisées, tant en Europe qu’à travers le monde, alors que la crise due au Covid-19 n’a jamais entraîné autant de bouleversements démographiques.
Cette crise met au grand jour le fait que les travailleurs étrangers, qu’ils soient européens ou pas, en situation régulière ou non, sont indispensables pour des pans essentiels de notre économie, de l’agriculture aux métiers du soin, des métiers dont l’utilité sociale a été particulièrement reconnue ces deux derniers mois.
Des données provenant des Etats-Unis comme de l’Europe soulignent que les travailleurs étrangers sont surreprésentés dans les métiers essentiels en première ligne de la crise actuelle. Dans le secteur agricole, par exemple, 80 % de la main-d’œuvre salariée est d’origine étrangère en France. De même, nos systèmes de santé se sont privés de l’aide de nombreux étrangers ayant des compétences médicales et qui ne peuvent exercer, faute de reconnaissance de leurs qualifications.
Loin d’être une menace pour nos emplois, les migrants et les réfugiés contribuent ainsi à la société au même titre que les nationaux. Pourtant, ils sont soumis à des régimes d’exception en raison de politiques d’immigration toujours plus restrictives, ce qui ne leur permet pas de participer pleinement à la lutte contre la pandémie et ses conséquences sociales.
Des boucs émissaires
Nous avons regardé nos voisins européens, notamment italiens et portugais, délivrer des titres de séjour aux personnes en situation irrégulière pour leur permettre de travailler et de ne pas être vulnérables face au virus. Car c’est l’un des enseignements de cette crise. Les exigences de santé publique ne peuvent faire de distinction entre les populations en fonction de leur nationalité ou de la régularité de leur séjour.
Cet incessant discours du « eux contre nous » ne nous permettra pas de sortir plus forts de cette période. Il s’agit aujourd’hui de créer un « nous » commun, parce que l’avenir sera plein de défis. Après le choc de la pandémie et du confinement, qui a relégué les questions migratoires loin derrière les préoccupations sanitaires, nul doute que la crise économique, que l’on annonce brutale, devra trouver des boucs émissaires.
Pour cela, les migrants et les réfugiés sont les candidats parfaits. Dépourvus du droit de vote, ils sont aussi sans voix, sans moyen de s’exprimer, c’est-à-dire laissés à l’écart des débats qui les concernent comme s’ils ne comptaient pas, comme s’ils n’étaient pas des acteurs de la société. Nous œuvrons au quotidien et de façon différente pour changer le regard sur les personnes migrantes et réfugiées en France avec comme but que leur parole soit entendue et prise en compte. Mais bien qu’actifs sur le terrain, nos efforts ne peuvent suffire.
Rien ne sert d’opposer une partie de la société contre l’autre dans ces temps difficiles pour tout le monde. Surtout, impliquez les réfugiés et les migrants dans vos débats. Ils sont non seulement concernés en premier lieu, mais ils sont surtout des leaders en puissance. Taire leurs voix comme leurs talents ne fera qu’aggraver les crispations identitaires.
Droit de vote
Vous verrez qu’ils ont beaucoup à nous apprendre. Alors que nous sommes, pour la première fois de nos vies, confrontés au confinement, à la peur collective et aux gestes barrières, ces femmes et ces hommes ayant vécu des conflits dans leurs villes ou fui la répression ont bien des choses à nous enseigner sur les notions de résilience et d’adaptation.
Il est non seulement urgent de cesser de considérer les réfugiés et les migrants comme des non-citoyens – notamment en leur accordant le droit de vote aux élections locales –, mais aussi déterminant, pour chacun, de valoriser leurs potentiels et leurs expériences au profit de nos sociétés, si nous souhaitons de profondes mutations qui viendront, non pas d’en haut, de l’Etat, mais de chacun d’entre nous.
Dès aujourd’hui, il est urgent d’impliquer les nouveaux arrivants, non seulement dans les débats qui les concernent, mais aussi et surtout dans tous les pans de nos sociétés.
Initiateurs de la tribune : Alice Barbe, directrice de Singa Global et Obama Foundation Alumni ; Matthieu Tardis, chercheur à Institut français des relations internationales (IFRI).
Liste des cosignataires : Yasin Abdi Jama, président du Réseau des exilés en France ; Carlos Arbelaez, cofondateur de Populaire et d’Espero ; Diane Binder, cofondatrice et coprésidente d’Action Emploi Réfugiés ; Kavita Brahmbhatt, cofondatrice et coprésidente d’Action Emploi Réfugiés ; Mercedes Erra, fondatrice de l’agence de publicité BETC et présidente du conseil d’administration de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ; François Gemenne, chercheur, Fonds national de la recherche scientifique de l’université de Liège et directeur de The Hugo Observatory ; Nina Gheddar, rédactrice en chef de « Guiti News » ; Florent Guéguen, directeur général de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) ; Simon Guibert, fondateur de Caracol (habitat coopératif) ; Jean Guo, cofondatrice et directrice générale de Konexio ; Loubna Ksibi, cofondatrice de Meet My Mama ; Jérémy Lachal, directeur général de Bibliothèques sans frontières ; Marine Mandrila, cofondatrice du Refugee Food Festival ; Louis Martin, cofondateur du Refugee Food Festival ; Rudi Osman, fondateur et président de l’Union des étudiants exilés ; Youssef Oudahman, cofondateur de Meet My Mama ; Cécile Pierrat Schiever, cofondatrice et présidente de Kodiko ; Isabelle Richard, présidente de la Fédération de l’entraide protestante (FEP) ; David Robert, directeur de Singa France ; Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, professeure à l’Inalco ; Roohollah Savar, président de Singa France ; Mathieu Schneider, coordinateur national du réseau MEnS et vice-président de l’université de Strasbourg ; Donia Souad Amamra, cofondatrice de Meet My Mama ; Najat Vallaud-Belkacem, directrice générale France de ONE et présidente du conseil stratégique de Tent Partnership for Refugees ; Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS.
Collectif
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