Les drones, ennemis des systèmes de défense antiaériens
Du drone tactique de reconnaissance à ceux d’attaques, les avions sans pilote, reconnaissables à leur bourdonnement, sont devenus les outils incontournables des conflits en cours. Entretien avec Léo Péria-Peigné, chercheur Armement et Industrie de défense à l'Observatoire des conflits futurs de l’IFRI, l'Institut Français des Relations Internationales.
Guerre en Ukraine ou au Proche-Orient, le Pape ne cesse de dénoncer les fabricants d’armes ces «marchands de mort qui alimentent les guerres», mais force est de constater que les commandes étatiques augmentent. Les dépenses mondiales en matière de défense étaient en hausse de plus 6,8 % en 2023 par rapport à 2022, selon l'institut international de recherche sur la paix de Stockholm. Et parmi les outils de guerre incontournables figurent aujourd’hui les drones.
Récemment utilisés par l’Iran et par Israël, le recours aux drones télécommandés ou programmés est également quotidien sur le front ukrainien. L’innovation n’est pas nouvelle, elle remonte à la Première Guerre mondiale, mais s’est accélérée et démocratisée. Si les Américains peuvent investir 20 millions de dollars pour un MQ-9 Reaper, le Bayraktar turc coûte 10 fois moins cher et le Shared-136 iranien, 1000 fois moins. Pour économiser de l’argent et ne pas gaspiller leurs munitions traditionnelles, les combattants ukrainiens arment même des drones civils qui permettent une meilleure précision et visibilité de tir. Les drones restent souvent lents et peu solides mais, parfois envoyés en essaim, ils savent mettre à mal les systèmes de défense antiaériens, tout en limitant les pertes en vie humaine pour les armées recourant à ces avions sans pilote. S’il y a encore un homme derrière chaque drone, cela sera-t-il encore le cas demain?
Léo Péria-Peigné revient sur les évolutions du recours aux drones et leur impact sur les guerres actuelles. Il est chercheur Armement et Industrie de défense à l'Observatoire des conflits futurs de l’IFRI, l'Institut Français des Relations Internationales.
Les drones apparaissent, aujourd’hui plus que jamais, comme une arme incontournable des conflits en cours. S’agit-il d’un outil nouveau?
Ce n'est pas une arme nouvelle. Les premiers drones apparaissent dès la Première Guerre mondiale, et ils s'améliorent petit à petit avec l'apparition de l'électronique moderne juste à la fin de la Seconde Guerre mondiale. On en voit pendant la guerre du Vietnam, et de plus en plus pendant la guerre contre le terrorisme. Les drones sont alors utilisés pour faire de l'observation, pour faire de la frappe ciblée. La révélation auprès du grand public a lieu lors de la guerre de 2020 dans le Haut-Karabakh, entre l'Azerbaïdjan et les séparatistes de l'Artsakh. L'Azerbaïdjan a mis en œuvre tout un écosystème de drones très variés, allant du vieux biplan soviétique ‘dronisé’ à des munitions rodeuses israéliennes qui interagissent entre elles dans un objectif de détruire certains éléments adverses pour progresser. La guerre dans le Haut-Karabakh a été très courte, alors que la guerre en Ukraine dure depuis deux ans, et permet en fait de faire émerger des innovations et de les appliquer immédiatement sur le terrain. Nous assistons aujourd’hui à des progrès extrêmement rapides de ces technologies.
Entre l'Ukraine, la Russie, l'Iran et Israël, on a l'impression que le drone est devenu une arme incontournable aujourd'hui?
Tout à fait. Les drones mènent des missions qui, auparavant, ne pouvaient être remplies que par des missiles de croisière assez complexes ou au moyen d'avions de combat qui ont quand même des capacités appartenant au haut du spectre, qui sont chers et complexes. Aujourd'hui, vous pouvez développer des systèmes beaucoup plus simples mais qui utilisent les capacités de l'électronique civile moderne pour obtenir des capacités assez avancées pour un prix relativement limité et une expertise technique relativement limitée. Cela rend la chose très accessible et pas forcément très inquiétante, mais il faut que les armées occidentales prennent la problématique en compte.
L'efficacité du drone en soi est limitée, puisque vous avez un système qui n'est pas toujours très rapide, pas très bien armé ou pas très solide, mais comme les armées occidentales ou même les armées modernes en général ont d'abord concentré leurs défenses anti-aériennes sur des menaces provenant de missiles balistiques, d’avions de combat ou de choses beaucoup plus rapides et performantes que les drones, cela laisse un espace dans lequel ces systèmes-là peuvent s'infiltrer.
Il va falloir voir maintenant si ce trou peut être comblé à un prix raisonnable, auquel cas l'efficacité des drones ira en déclinant, ou si l’ouverture béante va durer parce qu’il est très difficile et très coûteux de doter toutes les unités de moyens de défense. Dans ce cas-là, le drone va vraiment rester une arme très importante dans les décennies qui viennent.
Ce sont donc des armes de reconnaissance ou d'attaque qui sont difficiles à combattre?
Vous pouvez les combattre mais on a dilemme en France et ailleurs. On a des défenses antiaériennes qui sont des systèmes de missiles très performants, très rapides, qui sont faits pour détecter des missiles ou des avions de combat. Sauf que recourir à une munition d’interception va coûter plus d'un million d'euros. Cette munition a été conçue pour détruire des systèmes qui valent eux aussi plusieurs millions d’euros. Or, vous pouvez avoir des drones beaucoup plus lents, beaucoup plus petits, coûtant moins de 100 000 euros et que vous pouvez déployer en très grande quantité. Ce qui fait qu'à la fin, non seulement vous n'aurez plus de munitions pour traiter les menaces les plus avancées, mais vous n'aurez pas forcément réussi à abattre la grande quantité de drones qui aura été lancée contre vous. Les systèmes ne sont pas adaptés. Nous n’avons pas pensé à développer des défenses contre les attaques de drones, qui représentent une ‘crise’ pour les attaqués et une opportunité pour les attaquants.
Avec l’émergence de drones à bas coût, les pays ont entrepris une nouvelle manière ‘low cost’ de faire la guerre, permettant en outre une possibilité de protéger la vie de ses soldats?
C'est important. La formation d’un pilote d'avion de chasse, pour qu'il apprenne toutes les subtilités du métier et soit réellement efficace, prend une dizaine d’années. Là, avec un drone, vous pouvez former quelqu'un en assez peu de temps et surtout vous ne risquez pas de le perdre parce que votre opérateur s'il est bien protégé et se tient à distance du front, va survivre. Il existe d’ailleurs un problème en Ukraine aujourd'hui: les pilotes ont peur de s'engager au-dessus des lignes de front. Il y a tellement de défense anti-aérienne, qu’ils risquent de mourir. Or là, avec les drones, a fortiori sur un drone pas très cher, vous pouvez en envoyer autant que vous voulez puisqu’il n'y a pas de risque pour le potentiel humain.
Et est-ce que le recours aux drones peut changer l'issue d'une guerre?
C'est difficile à dire pour le moment. C'est une arme, c'est donc un outil qui est là pour apporter une solution tactique. Maintenant, ça dépend comment on l'utilise. Je vous donne un exemple: cela fait quatre mois que les Ukrainiens utilisent des drones à extrêmement longue portée -de plusieurs milliers de kilomètres- pour aller frapper des infrastructures pétrolières partout en Russie. Si on en croit les Ukrainiens, la production pétrolière russe a diminué de 20%. Or, comment le Kremlin finance-t-il sa guerre? Grâce aux hydrocarbures. Donc si les Ukrainiens parviennent à maintenir leur effort sur les approvisionnements en ressources du Kremlin, là ça pourrait avoir un effet. Mais le drone en soi ne sert pas à grand-chose. C'est ce que vous en faites qui va influer sur le conflit.
Mais est-ce que combattre avec des drones ne nécessite pas quand même un savoir-faire, des connaissances technologiques que les combattants n'ont pas forcément?
Quand on parle de ‘drone’, ça peut recouvrir une très grande variété de systèmes. Et quand vous ne pouvez pas utiliser un système, vous pouvez en utiliser un autre. Je m’explique. Un drone ça peut être un tout petit quadcopter qui tient dans la main sur lequel vous allez coller une grenade et qui va aller se jeter sur un adversaire. Ce drone va être relié par liaison radio à l'opérateur, mais cette liaison peut être brouillée. Si tel était le cas, vous pourriez recourir à d'autres systèmes utilisant une liaison satellite. Vous pourriez acheter un kit Starlink, vendu par Elon Musk par exemple, pour avoir une liaison satellite pas très chère, difficile à brouiller et qui repose sur des infrastructures civiles qui ne peuvent pas être détruites par l'adversaire. Car les Russes ne peuvent pas détruire les satellites de Starlink, c'est une propriété américaine. Vous pouvez faire ce que vous voulez avec un grand panel de technologie. Ainsi il est très difficile de se protéger de l'ensemble des types de drones existants.
Mais n'y a-t-il pas des limites, même techniques, quand on recourt à de telles armes?
Cela vaut pour toutes les armes. Mais, il y a une chose intéressante à observer. Prenons l’exemple des drones navals. Depuis deux ans, les Ukrainiens développent des petits bateaux téléguidés dont ils se servent pour aller faire exploser les navires de la flotte russe en mer Noire. Comment se protéger de telles attaques. Sur les unités les plus modernes, on peut mettre des nacelles de brouillage qui vont essayer de brouiller le lien entre soit le satellite et le drone, soit l'opérateur et le drone, etc. Quand le drone est brouillé, généralement, il s'arrête ou alors il continue tout droit, car il ne peut plus recevoir d'ordre. Face à ce problème, comment faire évoluer les drones? C’est la question de l’autonomie. Une fois brouillé, le drone comprend la situation et passe en mode autonome, c'est-à-dire qu'il a une liste de cibles éventuelles en mémoire, il a des capteurs pour observer autour de lui, et s'il observe un navire qui ressemble à une cible par sa silhouette, il va l'attaquer de lui-même.
J'avais dans l'idée que pour l'instant, on avait toujours un homme derrière un drone...
En fait, vous avez des systèmes qui sont automatisés pour certaines choses. Par exemple, vous mettez votre drone à l'eau et vous lui dites va là-bas et il va y aller tout seul. Vous n'allez pas le diriger avec un joystick pendant quatre heures. Par contre, normalement, l’humain reprend la main pour guider le drone sur sa cible et engager l'attaque. En fait, on automatise les moments qui ne sont pas indispensables. La plupart des drones aériens les plus avancés vont décoller et atterrir tout seuls aujourd’hui car la procédure requiert un peu de réactivité et, s'il y a le moindre problème dans la liaison avec l'opérateur, vos drones s'écrasent. Par contre, normalement, dans la totalité des drones qui existent, pour la phase d'attaque, vous avez un homme dans la boucle, qui va dire: «ok, attaque» parce qu'il a reconnu la cible.
Mais l'étape d'après, si le brouillage se développe, ça pourrait être l'autonomisation qui est à mettre en parallèle de l'automatisation si vous voulez. Là, le drone va obéir à ses propres règles parce qu'il ne peut plus avoir de contact avec la base et qu'il doit quand même accomplir sa mission.
Donc on se projette avec des armes qui pourraient agir seules. Est-ce qu'il existe de ce point de vue-là un conflit, ou en tout cas une discussion, entre le politique et le militaire?
Mi-avril en Belgique, la commission de la Défense a approuvé en première lecture une proposition de loi des socialistes qui interdit les ‘robots tueurs’. Cette motion d'interdiction est très problématique parce qu'elle se base sur une définition qui est très vague, très floue, de la notion de ‘robots tueurs’, qui recouvrirait les systèmes létaux dotés d'autonomie. Mais c’est tellement mal défini qu'en fait, si ce genre de mesures se généralisait, cela priverait non seulement de moyens de recherche sur la manière de se doter d'armes plus efficaces, sachant que beaucoup d'armes aujourd'hui intègrent une part d'autonomie ou d'automatisation qui n'est pas distinguée dans le texte de loi belge. Mais surtout, ça risque de nous poser problème pour étudier comment s'en protéger, sachant que les robots tueurs aujourd'hui n'existent pas. Pas encore.
Donc, il faut être extrêmement prudent avec cette idée de devoir empêcher les militaires de développer des ‘Terminators’. Non seulement cela risque de mettre les armées concernées en position de faiblesse par rapport à d'autres, et les drones, étant une arme pour le moment réellement efficace, seront utilisés. Ensuite, il faut faire attention quand on se prive d'une arme, car se battre un bras dans le dos n'est pas forcément le meilleur moyen de survivre.
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